De quelques visages de la maltraitance

A propos de l’affaire de Bayonne…

Quelques mots au sujet de cette récente histoire, à la maison de retraite “Les Colombes”, près de Bayonne. Quelques mots sur ce qu’on appelle la maltraitance, donc. En précisant qu’ils sont écrits en fonction des informations (peu nombreuses, parfois contradictoires) que l’on possède aujourd’hui. En précisant également que la directrice, comme tout-e citoyen-ne, est présumée innocente tant qu’elle n’est pas jugée coupable.

Ces précisions faites, venons-en à l’affaire, exemplaire, qui témoigne de multiples visages de la maltraitance et des conséquences de leur accumulation…

Premier visage de la maltraitance : le monstre. Pendant quelques heures, pendant quelques jours, avant que la procureur ne précise un peu les choses, on se situait clairement dans la barbarie. « La maison de retraite de l’horreur » titrait un media. La directrice était un monstre, intentionnellement maltraitante, ayant volontairement et sans scrupules battu, attaché, sous-soigné et sous-nourri les résidentes afin de tirer un profit maximum de son établissement.
Ah, on les aime bien ces figures de monstres. Ces inhumains. Ces totalement autres, ces radicalement différents de nous avec lesquels bien entendu nous ne pouvons avoir de points communs.

Deuxième visage, qui se dessine au bout de quelques jours, via les déclarations de la directrice : “la maman“.
Que répond cette directrice aux différentes accusations ? Les attaches ? C’est parce qu’elle “ne voulait pas qu’elles [des résidentes] se fassent mal” en tombant. Les personnes sous-nourries ? C’est parce qu’elles “n’acceptent de boire ou de manger qu’avec moi. Je suis comme leur maman.” Les pensionnaires dans leurs excréments ? Le matin, oui, mais “avec ses employées, elle leur fait la toilette tous les matins”.
Sur tout le reste, elle ne dit rien, et l’on devra se contenter des paroles de la fille d’une résidente : “Certes, elle ne mâchait pas ses mots, mais ce n’est pas de la maltraitance, ça !”
Bref, conclut la directrice, “on peut me reprocher d’avoir mené tout cela de façon trop familiale, mais pas sans amour et surtout pas avec méchanceté”.

Ce visage-là nous dérange. Bien plus que celui du monstre. C’est le visage de l’incompétence, du manque absolu de réflexion sur sa pratique, de l’absence totale de connaissances sur les maladies et les handicaps de ces vieilles personnes. C’est aussi le visage d’une mère toute puissante, persuadée de faire tout ce qu’elle fait pour le bien de l’autre, avec ce que Stanislas Tomkiewicz avait qualifié de “surviolence” : cette violence qui s’ignore, qui se justifie sous couvert d’éducation ou de soin, qui se drape dans les habits de l’autorité et du droit.

On la préférait méchante, elle ne l’était peut-être pas : elle a puni, frappé, privé ces personnes, outrepassé les limites de leur intimité, de leur intégrité, sans doute persuadé d’agir ainsi pour leur bien, pour leur faire comprendre ce qu’il fallait faire et ne pas faire, etc. Incompétence en toute bonne foi, toute-puissance sur l’autre en toute bonne foi…

Elle a été « comme leur maman ». Bien possible. Et qu’elle n’ait fait que reproduire ce qu’elle avait vécu. Qu’elle ait pensé que ces vieux vulnérables étaient comme des enfants, étaient des enfants, étaient comme ses enfants, étaient ses enfants, qu’elle ait cru qu’ils lui appartenaient comme tant de parents croient que leurs enfants leur appartiennent. Qu’elle ait réellement cru qu’humilier, punir, violenter une personne – quel que soit son âge – pouvait lui apprendre autre chose qu’à souffrir d’abord, qu’à développer sa capacité d’humilier, punir et violenter à son tour ensuite.

Ce visage-là nous dérange. Parce que des monstres, il y en a peu. Mais des professionnels ou des aidants plein de bonne volonté, “pas sans amour et surtout pas avec méchanceté“, il y en a déjà beaucoup plus, et des professionnels “pas sans amour” mais sans formation, sans les connaissances nécessaires pour prendre soin de personnes malades et/ou handicapées, travaillant dans des environnements inadaptés à ce prendre-soin, il y en a énormément.

Ce que le Commissariat général du Plan [1] nous dit à sa manière : « Le manque de qualification du personnel est un constat majeur […] La structure actuelle du personnel de la plupart des maisons de retraite n’apparaît pas propice à l’accomplissement d’un suivi satisfaisant […]. Le personnel très peu qualifié doit accompagner des personnes souvent affectées par de multiples pathologies. »

Ce visage-là, plein d’impuissance et d’incompétence et d’absence de réflexion en toute bonne foi et sans méchanceté, ce visage-là à qui il fut montré, en paroles ou en actes que, par exemple, pour nourrir une vieille dame atteinte de démence refusant de manger, il faut lui boucher le nez, il n’est pas rare. Il fut même dominant chez les soignants de la génération de cette directrice.

Ce visage-là, est-on bien certain de ne jamais le croiser dans le miroir ? Petit chantage (« si vous ne mangez pas bien… »), légère punition (« Eh bien, vous attendrez alors… »), banale infantilisation (« je les aime bien, les petites mamies dont je m’occupe »), irrespects ou inattentions quotidiens et auto-justifiés (« ça ne sert à rien de frapper à la porte de leur chambre puisqu’elle ne peuvent plus répondre »)… : qui d’entre nous peut jurer qu’il est absolument et à jamais prémuni contre tout cela, qui parmi nous peut jurer qu’au nom du bien de l’autre-qui-ne-peut-plus-parler, il n’a jamais dépassé les limites ?

Troisième visage, encore plus ambigu : celui des témoins.
D’abord celui des silencieux d’hier et d’aujourd’hui. Si tous les faits entendus sont réels, il faut se rendre à l’évidence : l’infirmière libérale qui a dénoncé n’a pas été la seule à les voir. Les autres infirmières, les médecins [2], les soignants de tous ordres qui intervenaient de temps en temps dans l’établissement, ont vu. Et ce sont tus. Peur, lâcheté, indifférence. Une indifférence nourrie par la culture ambiante : nous en parlerons un peu plus loin.

[Ajout décembre 2009 : on apprend début décembre via le Secrétariat d’Etat chargé des aînés quelques uns des résultats de l’enquête diligentée. Notamment : “Cet établissement n’avait pas de personnel soignant salarié. Cependant, il coûtait très cher à l’Assurance maladie (1,7 fois le coût d’un établissement conforme), car des actes y étaient massivement facturés. Ce surcoût suppose une présence quasi-permanente de personnels soignants libéraux.”
Ce n’est donc pas “de temps en temps” que des soignants intervenaient dans l’établissement, mais quasiment tout le temps. Nombreux sont donc celles et ceux qui voyaient et se sont tus. “Peur, lacheté, indifférence”, sans doute. Il faut de toute évidence y ajouter l’appât du gain. D’un gain facile, avec tous ces clients regroupés, dociles, contraints. Les poules aux oeufs d’or ont beau être vieilles, grabataires, maltraitées, tant qu’on peut s’enrichir sur leur dos…]

Ensuite celui des silencieux travaillant dans l’établissement. Les employées. Aussi mutiques hier que très bavardes depuis quelques jours pour accuser la directrice. Les raisons de leur silence ? “La peur“, d’après elles. Pourquoi pas. La peur fut plus forte que le spectacle quotidien de la souffrance de ces résidentes. La peur leur a permis de continuer à travailler, quotidiennement, face à ce spectacle. Et en silence. La peur les a donc peu à peu insensibilisées à la souffrance de ces personnes. Mais voudraient-elles, ces ex-mutiques si promptes à accuser aujourd’hui, qu’on pense aussi qu’elles ne maltraitaient jamais, puisque tout à les entendre était le fait de la directrice. On me permettra de douter de leur innocence : leur silence n’a été possible qu’au prix d’une indifférence à la souffrance de ces vieilles personnes. Et cette indifférence à la souffrance des autres est précisément la porte ouverte à la violence.

Mais passons sur cet aspect-là pour revenir sur le silence. À quel moment devient-il complicité ? Comment la “méchante” directrice aurait-elle pu ne pas agir tranquillement ainsi entourée de cette muette troupe ? “Qui ne dit mot consent“, et qui ne dit mot offre son assentiment, ce fertile engrais pour l’impunité. Et qui ne dit mot dans certaines situations se rend coupable de non-assistance à personne en danger.

Rappelons l’article 434-3 du Code Pénal : « Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende. »
Rappelons également, à l’attention de tous les soignants silencieux qui intervenaient dans l’établissement, que le Code Pénal indique clairement que l’article qui punit la rupture du secret professionnel (226-13) « n’est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret », précisant pour ceux qui auraient encore du mal à comprendre qu’il « n’est pas applicable à celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de privations ou de sévices […] infligés à […] une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique » (Article 226-14).

maltraitance Ne pas voir, ne pas entendre, ne pas parler

Quatrième visage de la maltraitance : celui des pouvoirs publics, via les DDASS, le Conseil Général, la DGAS, etc. Après une première réaction sidérée et sidérante – grosso modo « on a rien vu, rien entendu, on savait rien » – ils nous apprennent, avec une clarté et une transparence merveilleuses, que l’établissement n’était pas contrôlé, puisque pas EHPAD, mais… qu’il l’avait été, en 2006 puis début 2009.

Début 2009. Un article indique en effet qu’une « plainte, déposée au début de l’année 2009, avait donné lieu à une inspection de la DDASS. De nombreux problèmes – manque de personnel, vétusté des infrastructures, défauts d’hygiènes… – avaient été mis au grand jour mais l’établissement était resté ouvert. “Il n’y avait rien qui pouvait nous laisser supposer que les résidents subissaient de tels sévices. Les problèmes concernaient plutôt l’organisation de la maison”, assure Claude Favreau, le directeur de la solidarité au Conseil général de Pyrénnées-Atlantique. »
On a un peu de mal à comprendre comment les problèmes ici cités peuvent n’être considérés que comme des problèmes d’« organisation », supposés n’avoir aucune incidence, aucune conséquence, sur les personnes accueillies.

Mais bon. Admettons que rien ne se voyait au niveau des maltraitances (encore faudrait-il s’assurer que les inspecteurs savent voir), mais on ne nous fera pas croire que ces résidentes, décrites aujourd’hui comme toutes très dépendantes, ne l’étaient pas du tout début 2009. « L’établissement n’était pas agréé pour accueillir des personnes dépendantes » se défend-on aujourd’hui en haut lieu. Il était probablement possible de s’en rendre compte, dès début 2009, et de constater que les personnes accueillies là vivaient dans un environnement, non professionnalisé, non médicalisé, incapable de répondre correctement à ce qu’induisent maladies et/ou handicaps.

Mais fermer un établissement… c’est risquer de mettre des salariées au chômage, de fâcher les élus locaux, de se retrouver avec sur les bras une petite vingtaine de personnes malades et/ou handicapées ne pouvant sans doute pas, faute de place, aller ailleurs. Et cela, on le sait et on le répète depuis des années.

« Il faut dire que dans un pays où on ne connaît même pas le nombre des maisons de retraite officielles ET officieuses… Car les officieuses seraient assez nombreuses, d’après toutes les enquêtes sur le sujet – enquêtes officieuses, puisqu’il n’y en a jamais eu d’officielles. Serait-ce qu’on ne veut pas trop savoir ? Parce que savoir serait agir, agir serait fermer et… comme le dit un inspecteur de l’IGAS : “Si les pouvoirs publics […] faisaient fermer les établissements fautifs, ils ne sauraient quoi faire des dépendants. Toute une industrie de remplacement s’est donc mise en place. Avec les déviations qu’on connaît.” [3]. »

Alors, on nous dit : c’est une exception, cet établissement. Il y en a très peu. Tous les autres sont corrects.
Les choses se sont donc améliorées fort rapidement, depuis ce que constatait la Cour des comptes en 2005 [4] : « Il y a actuellement : environ 25 % seulement des maisons de retraite répondant aux cahiers des charges relatifs aux espaces, à l’accessibilité, à la sécurité et à l’hygiène ; environ 60 % des maisons de retraite qui “ne satisfont plus à toutes les conditions d’hébergement actuelles” et environ 15 % des maisons de retraite “qui n’ont pas achevé le programme d’humanisation lancé en 1975”. Quant aux établissements “adaptés pour l’accueil des personnes atteintes de démence”, ils ne sont que quelques pour cents. [5] »

Au-delà de ces aspects liés aux établissements, c’est l’indifférence et le retard qui dominent administrativement et politiquement dans le domaine des maltraitance subies par les personnes vulnérables, âgées en particulier. Ce que nous écrivions en 2007 [6] n’a qu’à peine changé :
« Car les DDASS, parfois, s’occupent de questions de maltraitance. Mais pas trop : elles n’en ont presque jamais les moyens, très souvent pas la compétence (il faut être formé pour voir intelligemment), parfois même pas la volonté. Bien risqué, en effet, d’aller fouiner dans ces domaines. Il y a des lièvres, des gros, qu’il ne faut pas trop lever. C’est que ce sont souvent des notables, bon chic bon genre, qui profitent depuis des décennies de la surdité et de la cécité de certaines DDASS pour piller les vieux et les handicapés. Il a fallu attendre 1998 pour qu’une circulaire de la DDASS recommande “la plus extrême vigilance” quand ce sont des mineurs handicapés accueillis en établissements qui subissent des sévices et abus sexuels. Alors, peut-être, si l’autruche va bien, en 2038, aurons-nous une circulaire pour appeler à la vigilance quand ce sont des vieux qui sont “maltraités” (parce qu’en langage d’autruche, justement, un vieux n’est pas volé, violé, frappé, attaché, battu, tué : il est maltraité).
Faute d’un rapport officiel sur la maltraitance des personnes âgées, nous disposons d’un rapport du Sénat sur la maltraitance des personnes handicapées. [7] Et les sénateurs risquent peu d’exagérer. Citer ce rapport, qui dénonce globalement “un dispositif paralysé par la loi du silence” et par “l’indifférence pour la question” serait trop long. Quelques extraits, seulement, de la table des matières : “La prise de conscience récente d’un phénomène mal mesuré ; Une réalité ancienne mais longtemps dissimulée ; Une prise de conscience tardive des pouvoirs publics qui débouche sur l’absence d’une politique spécifique ; Des cas de maltraitances mal évalués en raison d’études statistiques fragmentaires et approximatives ; Des compétences enchevêtrées qui favorisent un “laisser-faire” des établissements ; Un dispositif d’inspection qui s’est longtemps “assoupi” ; Des procédures judiciaires qui laissent les victimes au bord du chemin.”
C’était en 2003. En 2006, l’IGAS publie un rapport sur le sujet. [8] Constat identique à celui de 2003 – peut-être encore plus affligeant sur “l’enchevêtrement des acteurs“, “l’absence de pilotage“, “l’absence de communication” entre services, etc. En trois ans, donc, quasiment rien n’a changé. Ah, si : le sentiment d’impunité des maltraitants s’est accru.
Familles “prises en otage” qui ne peuvent dénoncer certaines pratiques à cause du risque de représailles sur leur parent, à cause de la pénurie de places en établissement ; professionnels qui peuvent être punis ou rejetés par une hiérarchie pour avoir dénoncé ; directeurs d’établissement qui doivent parfois se battre pendant des années contre un syndicat qui protège un salarié alcoolique qui la nuit, quand il est saoul, frappe… La grande majorité des familles, des soignants, des directeurs d’établissements souffrent de ce système qui ne permet pas de réfléchir et d’agir intelligemment, de se débarrasser des quelques-uns qui n’ont rien à faire dans ce milieu, de se débarrasser du coup de la suspicion et de pouvoir enfin tous travailler de concert. Ils en souffrent. Les vieux en meurent. L’État réagit fermement : l’IGAS, dans son rapport de mars 2006, appelle à “relancer la politique de lutte contre la maltraitance”… »

Alors, quelles garanties, aujourd’hui, en 2009, que les discours indignés et volontaires des responsables politiques seront plus durables et efficaces que ceux que leurs prédécesseurs ont tenu à chaque fois qu’une telle histoire est sortie au grand jour ?
Ces responsables politiques qui paraissent à chaque fois, à chaque histoire semblable, découvrir le problème – et peut-être le découvrent-ils vraiment, puisque l’intérêt et la connaissance de la majorité d’entre eux pour les questions gérontologiques frisent le zéro.
On lit aujourd’hui que « la secrétaire dʼÉtat aux aînés demande à la DGAS quʼune instruction soit rapidement adressée aux services de lʼÉtat dans tous les départements de France pour recenser ce type de structures et les mettre en demeure dʼappliquer strictement la réglementation ou de procéder à leur fermeture ». Belles paroles mais paroles vaines. Les pouvoirs publics ne se sont jamais donnés et ne se donnent pas les moyens de telles paroles. Ce que disait l’inspecteur de l’IGAS en 1990 est toujours d’actualité : il n’est pas possible, faute de places dans des établissements officiels et corrects, de fermer tous les établissements officieux ou inadaptés aux situations des personnes accueillies.

Pleine de silence et d’opacité, d’indifférence et de lenteur, d’incompétence et d’impuissance, l’attitude des pouvoirs publics, depuis des années que tous ces problèmes sont connus et dénoncés, est mépris. Mépris pour les vieux vulnérables. Mépris pour leurs familles. Mépris pour l’ensemble des professionnels (j’entends par là les vrais professionnels – pas ceux qui travaillaient dans cet établissement –, ceux qui pensent quand ils agissent et qui sont sensibles au bien-être et à la souffrance de ceux dont ils prennent soin) qui quotidiennement réfléchissent et améliorent le prendre-soin et l’accompagnement. Mépris pour tous ceux là, mais assentiment implicite, silencieux, complice, pour tous ceux qui frappent, qui humilient et qui détruisent.

Quant au système judiciaire, qui pendant longtemps faisait preuve d’une grande indulgence quand l’âge des victimes était élevé, souhaitons qu’il ait changé. On se souvient de cette affaire rapportée par Jean-François Lacan dans un de ses livres [9] :
Madame X. obtint l’autorisation d’ouvrir une maison de retraite de sept lits dans sa propriété de famille. À force de plaintes et d’accidents, quelques années plus tard, les plaignants parviennent enfin au procès. Les faits reprochés sont clairs : accueil de plus de quinze personnes, dans toutes les pièces, conformes ou pas, de la maison. Pensionnaires attachés, et si bien que chevilles et poignets sont profondément blessés ; punitions diverses et variées (pensionnaires incontinents barbouillés avec leur urine, douches froides pour calmer ou obliger à manger, etc.) ; privations de visite ; enfermement dans les chambres ; coups et blessures ; restrictions alimentaires (un verre et demi d’eau par jour) ; etc.
Le procès a lieu en correctionnelle, et non aux assises. Les juges condamnent la directrice à deux ans d’emprisonnement, dont dix-huit mois avec sursis. Et interdiction lui est faite de gérer un établissement de retraite… pendant 5 ans.

Cinquième visage de la maltraitance : la culture. J’ai suffisamment écrit ailleurs, et de manière assez détaillée, pour ne pas m’attarder ici sur ce sujet.
Tant de silence, tant d’indifférence, tant de violence et d’impunité… En aurait-il été de même si ces victimes avaient été des enfants ?
Toujours fascinant, en ces affaires de violences subies par de très vieilles personnes malades et/ou handicapées, de voir mentionnée dans la mise en examen qu’elles n’ont « pas entraîné d’incapacité de travail ». Voilà, socialement, qui se dit comme une circonstance atténuante.
Tous ces visages de la maltraitance ne sont rendus possibles que parce que nous baignons dans une culture de mesure, économique, de la valeur des individus, dans une culture de rejet des humains vulnérables, de ceux qui ne sont plus ni rentables ni vendables. Tant de silence et d’indifférence, et pendant si longtemps, ne sont possibles qu’avec des victimes qui sont déjà, socialement, culturellement, jetées dans le silence et l’indifférence.
Tous ces visages de la maltraitance dureront tant que notre société, dans son ensemble, par l’absence d’une véritable politique d’excellence de tous les dispositifs d’aides et de soins aux personnes malades et/ou handicapées, d’une véritable politique de reconnaissance des métiers du prendre-soin, continuera à signifier aux plus vulnérables d’entre nous et à ceux qui en prennent soin qu’elle les considère, au mieux comme des poids, au pire comme des déchets.

Jérôme Pellissier – Article publié en 2009.


[1] « La prise en charge des personnes âgées dépendantes dans leur dernière période de vie. » Commissariat Général du Plan, avril 2005.

[2] On se souvient qu’il y a quelques mois, le Conseil national de l’Ordre des médecins avait publié, sous le titre “Maltraitance des personnes âgées et déontologie médicale”, un communiqué pour, à juste titre, s’émouvoir de ce que certains établissements refusaient à leurs résidents le droit à être suivis par leur médecin traitant. Suggérons au Conseil national de l’Ordre des médecins de publier un communiqué, qui pourrait porter le même titre, pour rappeler à ses membres qu’accepter d’être médecin traitant implique aussi un certain nombre de devoirs.

[3] Cité dans « Nos vieux à l’abandon. » 50 millions de consommateurs, n° 230, juillet 1990. Juillet 1990.

[4] « Les personnes âgées dépendantes. Rapport au Président de la République. » Cour des comptes, novembre 2005.

[5] Jérôme Pellissier, La guerre des âges. Armand Colin, 2007.

[6] Jérôme Pellissier, La guerre des âges. Armand Colin, 2007.

[7] Rapport de Paul Blanc (président) & Jean-Marc Juilhard (rapporteur), « Maltraitance envers les personnes handicapées : briser la loi du silence. » Documents du Sénat, 2003.

[8] Françoise Bas-Théron & Christine France, « Évaluation du dispositif de lutte contre la maltraitance des personnes âgées et des personnes handicapées mis en oeuvre par les services de l’État dans les établissements sociaux et médico-sociaux. » Inspection Générale des Affaires Sociales, 2006.

[9] Scandales dans les maisons de retraite. Albin Michel, 2002

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