Geneviève Laroque : 35 ans de gérontologie

Un témoignage passionnant…


A l’occasion d’un entretien destiné à nourrir un mémoire de master en psychologie clinique, Mme Isabelle Renard avait recueilli le témoignage de Geneviève Laroque, tandis qu’elle était présidente de la Fondation Nationale de Gérontologie, sur ses trente-cinq ans de pratique gérontologique.

Geneviève Laroque est décédée en 2012.

Un regard passionnant sur plus de trente années d’évolution continue (et à continuer)…

Geneviève Laroque :

” Je vais un peu vous raconter ce que j’ai vécu. Arrivée en 1973 à l’Assistance Publique, j’ai été nommée en 1975 “directrice déléguée” pour les établissements de moyens et longs séjours qui regroupaient la plupart des établissements comportant des services de gériatrie (qui ne s’appelaient pas encore comme cela).

Cela fait 35 ans, à peu près, d’expérience “gérontologique”, mon expérience personnelle étant plus hospitalière que médico-sociale. J’ai eu contact assez rapidement avec le monde médico-social, maison de retraite et autre, mais je n’étais pas dedans ! Alors, quelquefois, cette distance permet de voir mieux, plus globalement mais ce n’est, quand même pas, tout a fait la même chose qu’une pratique quotidienne.

Donc, mon directeur général de l’époque, qui a été un de mes plus grands patrons, m’a proposé de prendre en charge le secteur qui était majoritairement gérontologique et comportait aussi deux des trois établissements d’enfants lourdement handicapés (à Hendaye et à San Salvadour), cela m’a donné aussi une bonne expérience sur ces enfants.

C’était donc, très majoritairement, de la gériatrie. Les anciens hospices n’étaient pas encore transformés. La séparation des établissements dévolus à la ville de Paris (parce que supposés accueillir plutôt des gens valides, ce qui n’était pas tout à fait vrai) et les hospices, recevant plutôt des personnes plus invalides, restant du domaine hospitalier, avait été effectuée en 1972, en application de la loi de 1970 portant réforme hospitalière, avant que je n’arrive.

Les hospices…

Geneviève Laroque : Un certain nombre d’anciens hospices demeuraient : A Ivry, Charles Foix, qui s’appelait encore hospice des incurables. A Bicêtre, le secteur hospicial de Bicêtre venait de fermer quand je suis arrivée. Seul demeurait l’hôpital. Puis, un service de gériatrie a été ouvert plus tard. Je n’ai pas connu la « beauté » de Bicêtre, c’était encore pire que Charles Foix, je crois (poêles et planchers de bois…) mais, lors de la fermeture, bien des résidents vieux et anciens ont quand même pleuré…
A Villejuif, le secteur hospice de Paul Brousse, également vétuste, se situait auprès de services de spécialités remarquables. Mais c’est aussi à Paul Brousse qu’a pu être ouverte la première unité de soins palliatifs, quelques années plus tard. A Limeil-Brévannes, l’hôpital Emile Roux regroupait des bâtiments d’âge divers, y compris des pavillons préfabriqués juste après 1918, qui ont “tenu” plus de 60 ans, et ce pavillon des “ménages” vétuste mais gardant du charme.
Dans l’Oise, les deux anciens sanatoria, Paul Doumer et Villemin avaient été consacrés aux malades “chroniques” après l’introduction de traitements de la tuberculose, de même que les sanas de l’Essonne, Joffre et Georges Clémenceau. Ces établissements avaient une architecture particulière, notamment en raison des “galeries de cure” ensoleillées. Vers la fin des années 1960, ont été construits près de 3.000 lits pour malades chroniques, dans l’Essonne (Dupuytren), le Val d’Oise (Charles Richet), la Seine Saint Denis (René Muret). L’hôpital Albert Chenevier rattaché à Henri Mondor à Créteil, n’était pas inclus dans ma délégation malgré le nombre de lits pour malades chroniques ou de long séjour qu’il comportait.

Je coordonnais à l’époque, 14 établissements, y compris l’HAD, soit environ 10.000 lits à dominante “personnes âgées invalides et malades”. Et là dedans, évidemment, une majorité de salles communes. Dans les établissements récents, c’est-à-dire Dupuytren, René Muret, Charles Richet, la construction avait été faite sur la base de chambres de 4 lits, avec quelques chambres à 1 ou 2 lits, avec des cabinets de toilette, évidemment sans douche, mais lavabos et toilettes communs à deux chambres, donc pour 8. C’était miraculeusement confortable par rapport à ce qu’on avait connu !

L’enfant en cage

Geneviève Laroque : Les établissements d’enfants étaient d’ailleurs tout aussi dépassés. San Salvadour était installé dans un magnifique hôtel de la fin du XIX°siècle parfaitement non fonctionnel. Je me rappelle un aide soignant m’expliquant les “kilos” de gamins qu’il trimballait par jour. Ne serait-ce que pour les emmener à la douche, au bain. Parce qu’on avait calculé qu’il devait manipuler plus d’une “tonne” de gamins par jour. Et ça va vite. C’était un métier très physique si je puis dire.

A l’époque aussi j’ai trouvé une petite fille dans une cage. Enfin, dans une cage… Dans un espace clos déterminé, dans un coin de salle dite “de jeu”, où il n’y avait pas un jouet, où on m’avait expliqué que la petite fille était tellement épouvantable, agitée, violente qu’il fallait l’isoler. C’était, ou l’isoler d’avec les autres avec une petite barrière, ou l’isoler dans une pièce toute seule, pour une gamine de 10 ans avec “la cervelle écrasée” et parfaitement valide… Elle était belle, mais qu’est-ce qu’elle était belle cette gamine, c’en était même encore pire.

J’ai quitté l’Assistance Publique avant la fin de l’histoire. Ils ont mis plus de trois ans à réfléchir à la suppression de la cage de Catherine. Et un jour on m’a téléphoné, j’étais au Ministère à ce moment là. Cette histoire je la raconte parce qu’elle est trop jolie. C’était justement l’aide soignant qui m’avait parlé des “trimballages”. « Là », dit-il, « j’ai trois trucs à vous dire. On a fait grève et ça c’est bien terminé parce qu’on en a profité pour discuter sur le sens du soin ». Ce n’était pas idiot ! « Je viens d’être reçu à l’école d’infirmiers ». Je crois qu’il a fini sa carrière comme surveillant d’ailleurs, ce qui n’est pas si mal ! « Et, on a supprimé la cage de Catherine ! ».Victoire de l’intelligence sensible.
Et, quelques années plus tard, l’infirmière générale, une infirmière générale qui était arrivée après mon départ me dit « Vous allez avoir des nouvelles de Catherine ! » Et j’ai reçu alors, pour Noël, c’était un très joli cadeau de Noël, une photo de Catherine en séjour de neige. Elle avait été suffisamment apaisée pour pouvoir aller dans un séjour de neige. J’avais sous les yeux Catherine, photographiée devant un chalet avec de la neige autour, un sourire jusqu’aux deux oreilles. Un bonnet, des moufles, pas de ski bien sûr, il ne faut quand même pas exagérer. Catherine apaisée, toujours très handicapée, bien entourée. Catherine, fragile, est décédée quelques années plus tard.
Mais j’ai trouvé que c’était tellement significatif d’une évolution de l’état d’esprit des soignants. Parce que ça leur faisait de la peine de voir Catherine dans sa cage mais ils ne voyaient pas ce qu’ils pouvaient faire d’autre. Il a fallu tout un travail de réflexion, d’élaboration parce ce qu’ils m’avaient dit : « Vous comprenez on n’est pas assez nombreux, il faudrait quelqu’un qui s’occupe de Catherine tout le temps, moyennant quoi cela irait mieux ». Ils avaient, quand même, très bien compris ce qu’il fallait mais ils butaient. Ils butaient sur cette insuffisance, réelle d’ailleurs, de moyens. Je disais qu’il n’y avait pas un seul jouet dans cette salle de jeu, il y avait un malheureux agent, je ne sais pas si elle était aide soignante ou agent de service, devant une quinzaine de gamins, quelques-uns marchant, la plupart crapahutant à quatre pattes, les autres, grabataires, étaient dans un fauteuil, dans un lit. Ceux là, si j’ose dire, c’était plus simple d’être avec eux. Pas besoin de leur courir après en tout cas. Et c’est avec tous ceux là, agents et patients, que j’ai appris tant de choses : que même si la relation semble impossible, elle peut exister, fragile, hésitante, mais réelle. J’ai vu des choses assez extraordinaires, et des choses que j’ai retrouvées chez les vieux, mais pas tout à fait de la même façon, le même découragement parfois devant ce métier de Sisyphe et cesrebondissements devant la moindre étincelle, un sourire, un geste appris ou réappris .

Du personnel affecté en gérontologie

Geneviève Laroque : Les personnels affectés à Hendaye ou à San Salvadour étaient pour la quasi-totalité des gens du coin. Donc, ils n’étaient pas en punition. Ils étaient très contents de vivre et de travailler au pays et d’avoir une carrière sous statut Assistance Publique, qui était plutôt plus favorable que le statut du régime général, à ce moment là. Dans l’ensemble, ils n’étaient pas découragés par une situation particulière. Ils s’estimaient comme tout le monde, avec des revendications normales et générales. Ils estimaient qu’ils n’étaient, surtout, pas assez nombreux. C’était une revendication normale et générale, mais pire dans les services au long cours, quelle que soit leur dénomination, moindre dans les services au long cours pour enfants que les services au long cours pour vieillards. Là, il y avait beaucoup plus de personnel que dans les services de vieux. L’attention aux enfants est toujours plus vive qu’aux vieux.
Dans les établissements gérontologiques de l’Assistance Publique et, probablement ceux des grands hôpitaux, évidemment plus que dans les hospices autonomes qui recrutaient directement et n’étaient pas en concurrence avec les services « nobles » entre guillemets, le personnel affecté en gérontologie était souvent le moins bon. Encore une anecdote, ça va peut, peut-être, vous amuser parce que je trouve que les anecdotes, c’est toujours très éclairant.
Une de mes amies, psychologue, était en train de faire une formation avec des aides soignantes qui étaient donc regroupées dans je ne sais plus quel local extra hospitalier. Ce n’est pas important. Elle rencontre une dame aide soignante qui lui dit que son métier était très dur parce qu’elle avait un temps de transport très long. Elle habitait Aulnay-sous-Bois et pour venir jusqu’à Necker, c’était vraiment très dur. « Ah ! » dit ma copine, « mais vous avez René Muret qui est à Sevran, à ¼ heures de chez vous, pourquoi vous n’allez pas à René Muret ? » « Mais madame, à Necker il y a la médecine nucléaire… ». La personne en question n’était pas affectée dans un service de médecine nucléaire, où d’ailleurs elle n’aurait pas eu probablement un travail plus valorisant qu’ailleurs. Mais, pouvoir dire à ses amis, ses connaissances, à sa concierge ou à sa boulangère ou à sa cousine de province, qu’elle travaillait à Necker, un « Grand Hôpital Parisien ». Elle insistait bien sur les majuscules. Il y a même de la médecine nucléaire et c’est dans les années 80, il en avait peu, il n’y en n’avait pas partout ailleurs. C’était tellement valorisant, alors qu’être à René Muret chez les vieux, qui étaient tous plus déglingués les uns que les autres !

Avant les changes…

Geneviève Laroque : C’était l’image et la qualité de travail probablement aussi, parce que c’est vrai qu’arriver dans une salle de Charles Foix, à 6h30 du matin, avant les changes du matin, ça avait un côté assez intéressant ! Il n’y avait pas des changes jetables. Le linge à usage unique est arrivé à la fin des années 70, début des années 80. J’ai quitté l’Assistance Publique en 83, et on commençait à peine à en avoir. Ce n’était pas encore répandu, ce qui veut dire que les changes, c’étaient de vieilles alèzes. Je ne sais pas si vous voyez le ramassage du linge sale quand on a fait les 3 ou 4 changes par jour.
Dans ces salles communes, il y avait une batterie de 4 lavabos pour une salle. Je pense aux salles de Charles Foix qui étaient des salles de 40. Il y avait quelques “carrés de 8”, mais les sanitaires étaient toujours au même endroit : on avait 4 lavabos à chaque bout de la salle, et trois ou quatre toilettes, à peu près, au même endroit. Ce qui veut dire que la plupart des gens été lavés à la cuvette. On donnait un bain par mois, quand on pouvait ! C’était entre 70 et 80, ça ne remonte pas au XIX° siècle !

La directrice de l’époque à Charles Foix qui était une grande directrice, a fait un énorme travail, malgré l’insuffisance de moyens. Il faut dire qu’elle avait la chance d’avoir 2 ou 3 papes médicaux, puisque les professeurs Vignalou et Berteaux qui étaient les papes de la gériatrie étaient à Charles Foix depuis toujours, donc ils avaient poussé, tiré, la machine…
C’était un hôpital qui avait des services hospitalo-universitaires, ce qui était assez exceptionnel en gériatrie. Il y avait Charles Foix, il y en avait à Ste Perine. Il y avait un service hospitalo-universitaire à Ste Perine dont le patron, le professeur Bourlière, a été le premier directeur de la Fondation Nationale de Gérontologie. Autant que je me souvienne, c’est tout. L’ensemble des services des établissements était “hors-CHU”. Dans un hôpital général ce n’était pas gênant, c’était la norme. Mais dans un CHU comme l’Assistance Publique, il est évident que les “hors CHU” étaient regardés avec une certaine condescendance.
Moi, un peu provocatrice, j’ai dit un jour à mon patron que j’étais « l’Impératrice des poubelles », que « j’avais les hôpitaux les plus vétustes, les directeurs les plus nuls, les médecins les plus tartes et le personnel aux “Bat’ d’Af’”. Vous êtres trop jeune pour avoir connu les “Bat’ d’Af’”qui étaient les Bataillons d’Afrique, qui étaient les régiments pénitentiaires. Mais, il y avait aussi les pionniers, les héros, médecins, infirmiers ou directeurs qui “en voulaient”, qui voulaient un service public digne.

Modernisation et transformation

Geneviève Laroque : Alors, à partir de là qu’est ce qu’on faisait ? Et bien, à partir de là on a fait ! On n’était pas seuls. Il y a eu une espèce de mouvement général mais dans notre petit secteur, dans notre secteur de l’AP-HP de Paris qui s’appelait encore AP tout court, on a quand même changé des choses.
Parce qu’il y a eu des campagnes de modernisation qui ont coïncidé avec la politique de transformation des hospices. La Loi de 1975 imposait que les hospices soient supprimés et transformés en 10 ans. En 1985, il a fallu se redonner 10 ans parce que ce n’était pas fini. Il y avait une tendance générale vers l’amélioration et il est bien évident que cela a changé aussi, pas vite, le regard du personnel.
Parce que c’est vrai, que j’avais majoritairement des agents, pas forcément envoyés à titre de sanction, mais souvent plus médiocres.
Les “pas bons”, on les mettait à la salubrité quand on le pouvait et on les mettait chez les vieux.
Pour deux raisons. La première, et c’était vrai, du personnel infirmier comme du personnel aide soignant qui était encore très rare, on avait encore souvent des équipes où il y avait quelques infirmières et des agents hospitaliers avec très peu d’aides soignants.

Donc, il a fallu, pendant une quinzaine d’années, avoir un énorme mouvement, que l’Assistance Publique a assez bien conduit, de formations d’aide soignants. Ce qui était très important.
Moi, je me souviens, en 73 ou 74, donc je n’étais pas encore en charge totale des vieux, du directeur de cabinet de l’époque qui répandait la terreur partout. Il était un très bon copain à moi, c’est lui qui m’avait fait venir. Je le vois arriver un jour à la maison, ravi, en me disant : « Il n’y a plus un agent payé moins de1000 Francs par mois ! » Et ce qui veut dire qu’il avait quand même réussi à obtenir un petit peu d’amélioration, mais parmi ces gens à 1000 francs par mois il y avait beaucoup d’agents de service. Enfin, d’agents hospitaliers, parce que à l’AP ça s’appelle agent hospitalier et pas agent de service hospitalier, mais c’est la même chose.
Il y avait une majorité de personnel dit non diplômé. J’aurais souhaité, sans aucun succès, qu’on reconnaisse le caractère “diplômé” des aides soignants (comparable dans l’industrie à des “ouvriers qualifiés”). Un aide soignant, c’est un agent qualifié, et je pense que psychologiquement c’est important !
J’ai connu des maisons de retraite où le plus gradé, le plus diplômé de tout les personnels permanents, c’étaient des aide soignants. J’ai connu une jeune femme me disant : « Je suis un peu inquiète, parce que vous comprenez, je suis la personne la plus diplômée de tout l’établissement », c’était un petit établissement d’une quarantaine de place, « donc, c’est moi qui doit surveiller la santé publique, c’est moi qui doit alerter, c’est une grosse responsabilité vous savez ! » Ce qui était vrai d’ailleurs. Elle s’en sortait pas mal mais elle trouvait que c’était un peu lourd.

Le personnel demeurait largement sous qualifié. Un personnel qui n’arrivait pas volontaire dans la majorité des cas, pas dans la généralité. Il y a toujours eu des “fous”(des héros ?) qui avaient envie de venir, et c’est grâce à eux, que cela a changé.
A l’époque, beaucoup trop de surveillants étaient encore nommés à l’ancienneté, sans formation à l’encadrement. Donc, on manquait de cadres compétents. Quand on a vu arriver des jeunes cadres de l’école, les “vieux” cadres ont été un peu inquiets d’ailleurs. A un moment, j’ai dit « ne m’envoyez pas une nouvelle surveillante à la fois, envoyez les moi, par deux ou trois. Parce que, si il n’y en a qu’une elle va se faire laminer ». Ou elle se fait laminer et perd son dynamisme ou elle fuit dès qu’elle le peut ! Vous ne pouvez pas demander à une jeune cadre qui arrive de l’école des cadres, un petit peu imbue de ce qu’elle a appris, ce qui est normal d’ailleurs, mais donc un tout petit peu arrogante à certains égards vis à vis de personnes blanchies sous le harnais, dont certaines sont d’ailleurs parfaitement compétentes et de très bonne qualité, qui voient arriver cette gamine qui veut leur apprendre à travailler ! Alors que si elles étaient trois, elles pouvaient faire équipe et faire passer des innovations.

Et c’était la même chose d’ailleurs avec les infirmières parce qu’il y avait quelques aides soignantes qualifiées qui étaient là depuis longtemps qui en savaient plus, dans certains domaines, que les “diplômées” qui arrivaient.
Mais c’était vrai parce qu’il n’y avait aussi, d’une part, presque pas de médecins, donc ça allait plus vite, d’autre part, des vieux chefs de services nommés honoraires et qui nous faisaient l’honneur, (ils ne coûtaient pas cher ceux là, c’était ça qui était bien), de venir deux ou trois fois par semaine.
Je pense à l’un d’entre eux que j’aimais d’ailleurs bien parce qu’il était plus actif et “actuel” que les autres, un de ses anciens internes m’en dit beaucoup de mal, mais je n’étais pas d’accord. C’était un ancien pédiatre. Etait-ce un hasard ? Une des meilleurs gériatres, c’était une ancienne pédiatre, il faut dire aussi que c’était une ancienne élève de Robert Debré, belle référence ! C’était une tête de mule comme on en fait peu, mais grâce à son mauvais caractère, elle a fait avancer beaucoup de choses. Parce qu’elle a tout bousculé, partout. Elle a fait un sacré boulot, à Emile Roux, de médicalisation humanisante.
Mais, il y avait cette insuffisance de formation, cette impression pour les gens d’être arrivés, plus ou moins contraints. On trouve encore souvent cette difficulté dans les affectations de nouvelles infirmières.
On a du mal à recruter en gériatrie, plus que dans d’autres services. Ça a toujours été une discipline qui fait un peu peur. Un peu comme certains services de neurologie, pour les mêmes raisons. Et, depuis qu’il n’y a plus de formation spécifique en psychiatrie, je pense qu’on doit avoir du mal à affecter en psychiatrie. Toujours pour les mêmes raisons.

Geneviève Laroque

Pédiatrie et gériatrie

Geneviève Laroque : Ce qui veut dire, en clair, qu’on a du mal à trouver du personnel volontaire pour aller là où la relation avec le malade est difficile. La relation est difficile avec les nourrissons malades, mais ce sont des nourrissons. Donc, il y a une espèce de préjugé affectif, si je puis dire.
J’ai connu beaucoup de jeunes élèves infirmières me disant avec des trémolos dans la voix : « Je voudrais bien être affectée en pédiatrie ». « Bon d’accord. Vous avez vraiment envie de voir des gamins mourants ? Vous savez, les gamins en bonne santé, les gamins qui ont des petites maladies, et bien ils sont soignés à la maison ! Les gamins que vous allez trouver à l’hôpital, je ne parle pas de consultation, en hospitalisation, ce sont des grands malades, sinon ils sont à la maison ! Est-ce que vous êtes prêtes à affronter des “petits enfants, grands malades” ? » Ça fait réfléchir !
Là aussi, la relation se fait, mais pour beaucoup de ces jeunes femmes, arriver dans un service de pédiatrie lourde, c’est quand même très dur, même s’il y a des moments exaltants !
Arriver dans un service de gériatrie, c’est très dur d’une façon différente !
D’abord parce que l’âge moyen en gériatrie frise les 80, je ne parle pas de long séjour, là, on est à hauteur de 86-87.
A l’époque, c’était presque 10 ans de moins. Mais ça revient au même, c’est-à-dire, qu’il y a une trentaine d’années, les gens qui avaient entre 75 et 80 ans étaient globalement dans l’état où sont maintenant les gens qui ont plutôt entre 85 et 90 ans. Et on me disait, quand je suis arrivée, que 20 ans ou 25 ans plus tôt, c’était 60-65.
L’augmentation de l’espérance de vie et surtout de l’espérance de vie sans incapacité, a eu un impact direct sur les établissements. Autrement dit, les “grandes anciennes” qui maintenant sont probablement mortes de vieillesse, avaient à faire à des vieillards de 60 à 70 ans, celles qui ont à peu près mon âge, avaient à faire à des vieillard de 70 à 75 ans, avec des centenaires aussi, mais très peu.
C’était l’époque où quand il y a avait un centenaire on faisait venir le maire, le curé, le directeur général ou presque, on faisait la fête pendant 3 jours…
Maintenant… on commence à s’intéresser aux 110, les “super centenaires”. C’est très significatif ! Ce sont les services où les gens sont “en âge de mourir”, sont des survivants.
Mais, ce n’est pas dans les services de vieux que l’on meurt le plus, même si dans les unités de soins prolongés, on reste presque toujours jusqu’à la mort. Ce sont des services où il y a beaucoup de gens détériorés mentalement même si la progression de la maladie d’Alzheimer n’est pas véritablement une déferlante, mais une marée qui monte.

Désocialisation

Geneviève Laroque : Ces malades, ces résidents sont-ils aussi en risque grave de désocialisation ?
C’était très vrai pour l’hospice : on venait à l’hospice parce qu’on était vieux et pauvre. On était “sorti” de la société, mais une forme de société interne pouvait se créer.
Et puis, avec la montée en charge des retraites qui commençaient à venir dans les années 70, on a davantage pu rester chez soi, et on a commencé à avoir une amélioration du confort des logements privés et un développement des services d’aide à domicile.
Cependant, quand je dis que les hospices étaient effroyablement inconfortables, les logements privés des vieux l’étaient tout autant ! Il ne faut pas oublier que jusqu’ assez tardivement il n’y avait pas de toilettes dans les appartements et les maisons, il y avait l’eau et les sanitaires sur le palier. Il n’y avait pas de chauffage central et si il y avait l’eau, il n’y avait pas l’eau chaude, il n’y avait pas de salle de bain. Donc, finalement, le passage de “chez moi” peu confortable, à l’hospice (pire) jusque vers ces périodes là, ça commençait à choquer. C’est aussi pour cela qu’il a fallu faire la politique de transformation des hospices.
Il ne faut jamais regarder l’hôpital tout seul, il faut toujours regarder l’hôpital dans la cité. Et le confort de l’hôpital a toujours coïncidé avec le confort de la cité.

Je me souviens d’une année où un haut cadre de l’Assistance Publique, est arrivé légèrement furieux. Il avait été malade, il avait été hospitalisé à la Pitié dans un service de haute technicité ; médicalement, il avait eu la fine pointe de la médecine française, de ce côté-là il n’avait rien à dire, que du bien. Il était dans une chambre individuelle, on ne peut pas mettre ce genre de haut cadre dans une salle commune ! Et il arrivait très mécontent en disant : « Mais vous vous rendez compte, il n’y a même pas de douche dans le cabinet de toilette ». Je lui dis : « Non, il n’y a pas de douche dans le cabinet de toilette, on espère plus tard qu’il y en aura ». Les modernisations se faisaient encore sans douche, mais avec sanitaires et lavabos. L’installation de cabinets de toilette “complets” est venue dans une phase ultérieure.
La dernière fois que j’ai été hospitalisée à la Pitié, j’étais dans une salle de trois où il fallait bouger un des lits pour pouvoir faire rentrer le chariot quand un autre rentrait de salle d’op, c’était intéressant ! Il parait que maintenant, ça y est, les nouveaux bâtiments sont ouverts. Priorité avait été donnée au progrès médical sur l’hôtellerie et c’était justifié, surtout lors de séjours brefs. Cependant, les lieux de court séjour ont souvent été modernisés avant les unités de gérontologie car plus de gens s’y succédaient donc, l’opinion pouvait peser.
Maintenant chaque fois qu’on construit, on met des douches partout, on met des douches au sol, on fait les choses comme il faut. Alors, ce que je me demande, c’est, si dans 15 ans on n’aura pas l’impression que c’est effroyablement archaïque ? C’est possible, je n’en sais rien ! Je pense que ce sera plutôt du côté de la domotique que l’on trouvera des choses archaïques. C’est-à-dire qu’on ne trouvera pas normal que quelqu’un soit obligé d’aller fermer les volets. On dira que ce serait quand même plus simple qu’avec sa télécommande on puisse commander aussi ses volets, son éclairage, sa télévision, etc. Ça commence à se faire. Mais on aura probablement des perfectionnements à faire. Et je n’évoque pas l’informatisation des équipements de surveillance et de soins.

Du matériel au relationnel…

Geneviève Laroque : Mais c’est important du point de vue du travail du personnel : quelqu’un doit-il passer dans toutes les chambres fermer ou ouvrir les volets, les radiateurs ou autre ?
Et cela prend du temps. Cela a aussi un avantage. La personne qui passe peut dire : « Bonsoir madame, bonsoir monsieur comment ça va ? Vous avez besoin d’un verre d’eau, vous avez tout ce qu’il vous faut ? », etc. Ce geste matériel peut devenir un support de relation, facteur important d’humanisation du fonctionnement hospitalier. Pourrait-on imaginer que cette relation techniquement inutile (ce n’est pas à proprement parler un “soin relationnel”) soit prise en compte et que quelques minutes soient incluses dans le temps de travail (le superflu, chose si nécessaire…) ou s’agit-il d’un utopie totale ?

On peut alors se demander si le progrès de type domotique ou télé relationnel ne risque pas d’être un facteur de déshumanisation du soin, de l’accueil, voire de l’accompagnement des personnes malades ou en limitation de leur autonomie…
La relation de soin, la relation d’aide, la relation d’accompagnement dans un hôpital ou un établissement médico-social, notamment à vocation gérontologique ou gériatrique pose des questions difficiles. On a souvent à faire à des gens qui sont justement malades de la relation, parfois pour de simples motifs de déficiences sensorielles (baisse de la vision, de l’audition) ou en raison d’atteintes à leurs fonctions supérieures, momentanées ou durables, même si beaucoup de malades âgés conservent leurs capacités relationnelles.
L’énorme différence d’âge, où le plus vieux des agents a souvent plus de vingt ans de moins que le plus jeune des malades, créée une espèce de décalage qui peut être positif. J’ai souvent vu des agents jeunes, peut être pas les tout premiers débutants, ayant une relation plus facile avec des vieilles personnes que des dames en cours de ménopause.
Peut être parce que les unes avaient une relation non pas filiale mais de petite-fille avec une génération “tampon” protectrice entre les deux, alors que les autres avaient une relation qui, temporellement, pouvait être de type filial mais qui était aussi : « Je suis en train d’entrer dans quelque chose qui va m’amener à la vieillesse. Donc, ça me fait peur ». Cette projection angoissante existe. Vis-à-vis d’un très grand malade, je peux me dire : « Pas moi, ce n’est jamais moi, ça ne m’arrivera pas. » Alors que vis-à-vis de la vieillesse, j’ai à la fois peur de mourir trop tôt et peur des stigmates du vieillissement.
Evidemment, on sait que soigner (comme gouverner et éduquer) fait partie des “métiers impossibles” selon Freud, car on sait qu’on sera toujours insuffisant, et bien des services de soins et d’accueil sont aussi difficiles ou contraignants que la gérontologie, quoique différents. Il est donc indispensable de disposer de personnel formé, soutenu, encadré, sanctionné quand il fait des bêtises, mais soutenu quand il fatigue, avec toutes les activités de répit possible, avec les échanges de type groupe de paroles, avec les formations réitérées, avec, aussi, un peu plus de personnel pour pouvoir mieux soigner, prendre soin, accompagner, et aussi avec une reconnaissance de la qualité du travail, avec une reconnaissance de la valeur du service rendu.

Travail en gériatrie et qualification

Geneviève Laroque : Quand on me dit que la population admire les infirmières, je pense que cela les aide à supporter un certain nombre de difficultés que de savoir qu’il y a une espèce de reconnaissance de la qualité de la fonction.
Quand on était dans une époque où aller chez les vieux c’était une punition, c’était qu’on supposait que le travail auprès des vieux était un travail moins lourd qui demandait moins de qualification.
Ce n’était pas absurde de se dire on va envoyer les gens qui n’ont pas montré la meilleure qualification à grade égal là où c’est le moins difficile ! Là où ils risquent moins de faire des bêtises, là où ils risquent moins de faire une erreur de dosage, là où ils risquent moins de ne pas savoir faire quelque chose, là où ils risquent moins d’avoir du mal à s’adapter à des techniques nouvelles, des appareils nouveaux.
Il y avait une logique là-dedans. A partir du moment où on estime que la qualification est moins exigible, quand les gens ont fait des sottises et qu’ils ne méritent pas une sanction, une punition au sens propre du terme, une sanction administrative, et bien, on va plutôt les affecter là où on suppose que le travail est moins difficile, avec une méconnaissance, d’ailleurs, de la charge en soins. On a mis très (trop ?) longtemps avant de faire reconnaître la charge en soins et la technicité spécifique de la gériatrie. D’autant plus qu’on avait l’expérience de l’hospice, et que dans l’hospice, il y avait encore beaucoup de gens valides.
A l’hospice, ancien modèle, il y avait encore des quantités de gens qui n’avaient pas besoin qu’on les aide à se laver, qu’on les aide à manger. Il y avait des tas de gens à qui on pouvait dire qu’après tout ils pourraient faire leur lit tout seul. Des tas de gens qui finalement étaient autonomes dans leur vie quotidienne dans une institution. Et des tas de gens dont on surveillait souvent très mal la santé.

Je me souviens d’indignations de tel médecin, en 1978, me disant avoir trouvé des pathologies à n’en plus finir, ni dépistées, ni diagnostiquées, ni traitées… Et alors, dans certains cas, là, c’était spécial, les gens fuyaient la visite médicale parce que il y avait un secteur avec des chambres individuelles et il y avait des salles communes. Quand on était considéré comme suffisamment valide et en bonne santé on pouvait avoir une chambre individuelle (sans cabinet de toilette) et si on était étiqueté plus malade on partait en salle commune. Bien des vieilles dames, préféraient rester mal soignées dans leur chambre plutôt que de partir en salle commune.
Mais, il est évident aussi que dans le secteur des chambres, il n’y avait pratiquement pas de personnel. On n’allait pas gaspiller du personnel, si rare, dans un endroit où on n’en n’avait pas besoin, alors qu’on n’en n’avait pas assez, là, où on en avait besoin !
J’ai vu des aides soignantes avoir 32 changes à faire dans l’après midi. Toute la salle. Elles étaient à deux. Mais ce n’était pas 16 chacune. C’était 32 à deux, ce n’est pas du tout pareil. Avec le risque pour le patient d’avoir les deux agents qui discutent le coup au dessus de sa tête, avec malgré tout le risque pour elles d’en avoir “jusqu’à là”, à la fin de la session, même si elles prenaient une pause au milieu. Parce qu’elles ne faisaient plus rien d’autre. Donc, elles se voyaient condamnées à “pipi-caca” à perpétuité. Et bien, on ne peut pas dire que cela soit follement motivant !

Donc, pour pouvoir réinjecter cette vraie fonction d’aide soignant, et j’aime bien rappeler cette parole d’infirmier général passionné par son métier que l’aide soignant n’est pas “l’aide du soignant mais c’est l’aide à se soigner, l’aide qui soigne, l’aide du patient”.
On avait beaucoup travaillé justement sur la fonction des aide soignants de façon à la valoriser en gériatrie en disant : « C’est eux qui ont la responsabilité quotidienne ». Ils ne sont pas condamnés à “pipi-caca”, ils sont au cœur du confort du malade.
Un problème très difficile qui, je crois, n’est pas résolu et dont je ne sais pas s’il le sera résolu d’ailleurs : « Qu’est-ce véritablement que l’équipe ? ». Et : « Où est le médecin ? ».
Parce qu’on a eu beaucoup l’impression à cette époque là qu’il y avait deux modèles.
Il pouvait y avoir l’équipe médicale avec le médecin et l’infirmière et l’équipe de soins de base avec la surveillante, les aides soignantes et les agents. Il y a là un risque de déséquilibre complet avec peu de relation entre infirmiers et aide soignants et les infirmiers cantonnés dans leur rôle technique mais en prise directe avec le médecin. Il pouvait y avoir le médecin, sur son orbite, souvent très seul, les dotations en médecins étant très faibles, ce médecin rayonnant plus ou moins bien sur le personnel selon sa propre implication, et une équipe soignante infirmière qui partait de la surveillante générale, maintenant cadre supérieur, pour aller jusqu’à l’agent de service. Avec des sous-ensembles bien que les infirmières non cadres ne soient pas formées à l’encadrement pour faire équipe avec “leurs” aide soignantes.

Des infirmières…

Geneviève Laroque : Est-ce qu’il faudrait que les infirmières dans leur formation aient plus de formation à l’encadrement de façon, même si elles ne sont pas cadres, à pouvoir piloter une équipe d’aide soignant ? Ou est-ce qu’il faut comme cela se fait malgré tout, de plus en plus, que l’infirmière soit renvoyée, cantonnée, et souvent elle l’accepte volontiers parce que cela la valorise quelque part, à son rôle technique ?
Et elle a à déléguer, c’est dans le statut lui-même, elle peut déléguer, en se “débarrassant”, de tout ce qui est déléguable, à l’aide soignant (souvent, elle n’a pas le temps de faire autrement). Ce qui valorise l’aide soignant, d’une certaine manière. Parce qu’ainsi l’aide soignant se voit confier une mission d’observation et de prise en charge globale. On n’a pas encore parlé de diagnostic d’aide soignant mais cela peut arriver dans les dix ans qui viennent.
Ces définitions de fonction et de métier sont délicates et nécessaires, entre ce qui est indispensable pour des raisons de connaissances techniques, que ce soit du savoir ou du savoir faire, les deux vont ensemble. Ou que ce soit dans une question de relation à la personne qui se soigne, qui est en train d’être soignée mais qui se soigne aussi. Quelles sont les délimitations possibles ?
Or, cette réflexion là était à peine amorcée, il y a 35 ou 40 ans. On avait encore une vision très instrumentale de la prise en soin dans ces services longs que sont les moyens et longs séjours, les soins de suite non rééducation fonctionnelle et les soins de longue durée. Il régnait une sorte de dévalorisation intellectuelle de la part de tout le monde à l’égard des gens qui remplissaient ces fonctions qui, nécessairement, en étaient bien mécontents.

Alors bien sûr, j’ai dit il y avait des fous heureusement ! Il y avait des fous parmi les médecins qui étaient là ou qui arrivaient avec l’intention de faire quelque chose, et l’ont fait, chacun dans son service, dans son secteur.

On avait des fous parmi les infirmiers, a commencé par (il est mort maintenant, donc on peut en parler tranquillement) Gabriel Brun qui a été une synthèse de militant syndical, de militant politique. Il était, je crois qu’il était conseiller municipal communiste de son patelin. Professionnel il avait connu toute la filière. C’est-à-dire qu’il était entré comme agent de service, il avait terminé comme infirmier général, en acquérant toutes les compétences, toutes les qualifications qu’il fallait, donc une culture hospitalière et une culture humaine assez extraordinaire. Donc, ce n’est pas un hasard si c’est lui qui s’était battu (il était un partenaire, un interlocuteur précieux et difficile pour ses directeurs !). Un autre, lui aussi passé par toute la filière, lui aussi militant syndical, pas du même syndicat, mais ça ne fait rien, lui aussi, motivé et lui aussi a transformé des choses dans les établissements où il est passé.

Avec des directeurs comme Suzanne Bouygues qui était à Charles Foix et qui, elle aussi, a tout bousculé. Suzanne étant un cube, oui c’était un cube d’1m50 d’arête, parfaitement démocrate, à condition qu’on soit d’accord avec elle, et avec un cœur qui lui aussi faisait 1m50 d’arête au moins, et qui a fait un travail superbe dans l’hôpital où elle était et où elle est restée quelques années. Je ne vais pas non plus égrener tous les bons, parce que heureusement il y en a suffisamment pour que l’égrenage soit trop long.

J’ai bien connu à Paul Doumer un médecin qui était phtisiologue, puisqu’ils l’étaient tous. C’était tous des phtisiologues, reconvertis à la gériatrie, du jour au lendemain, sans qu’on leur apprenne un poil de gériatrie. L’époque était à “débrouille-toi mon petit”. Elle s’est quand même donnée la peine, alors qu’elle avait 55 ans à l’époque, de faire un diplôme universitaire de gériatrie pour être sûre de consolider ses compétences. Il y a eu une démarche.

Heureusement qu’il y a eu ces gens là qui ont fait avancer les choses et c’est grâce à ceux là qu’on a pu attirer du personnel, c’est-à-dire qu’on s’est mis à voir arriver volontairement des gens.
J’ai vu arriver des jeunes cadres formés qui avaient envie que ça bouge, j’ai vu arriver des jeunes infirmières qui avaient envie que ça bouge, j’ai vu arriver des gens qui, parce que le climat changeait petit à petit, se sont aperçus que ça n’était pas une punition que de s’occuper de vieux malades ou de malades vieux.

“Vieux malade” et “malade vieux”

Geneviève Laroque : Mais le vieux malade et le malade vieux ce n’est pas la même chose. Le vieux qui est malade, c’est pas la même chose que le malade qui se trouve être vieux. C’est à dire que dans tous les services il y a des malades âgés, et dans certains services ils sont d’ailleurs parfaitement majoritaires. Mais ce ne sont pas des malades gériatriques pour la plupart d’entre eux. C’est-à-dire, ce sont des gens qui “se contentent” d’être malades. Ce ne sont pas des gens qui sont poly-pathologiques, qui sont déjà en limitation d’autonomie.
Par contre, du seul fait qu’ils sont vieux et malades, ils sont en situation de risque. Même la vieille personne qui arrive pour une pathologie précise, pour un accident précis en étant parfaitement autonome, chez elle, huit jours avant la maladie ou l’accident et l’hospitalisation avec tout ce qu’elle a de contraignant ( on ne se lève plus, on ne mange plus à table, les relations sont déséquilibrées, les traitements et examens peuvent être pénibles et la maladie est là, etc…) la met en situation de risque et c’est pour cela que même dans les services non gériatriques l’attention gériatrique devrait exister pour ces malades âgés.
Malheureusement, très souvent, elle n’existe pas, non pas qu’ils n’en veulent pas, mais que cela n’est pas entré dans la culture. Très curieusement il est entré dans la culture, depuis toujours, qu’il y a des vieux dans tous les services. Mais, n’est pas entré encore dans la culture que « attention les vieux dans les services, il ne faut pas les regarder tout à fait de la même façon ».
Et par contre, en gériatrie où on est sensé avoir ce regard gériatrique, on n’a pas toujours la volonté et les moyens réitérés, c’est-à-dire que bien sûr, on le veut toujours, on a des bonnes volontés partout, la mauvaise volonté ça n’existe pas, c’est beaucoup trop fatiguant. Mais, il y a une espèce d’usure.

Temps, usure, moyens…

Geneviève Laroque : Et puis, il y a l’abri du manque de temps. Parce que souvent, il est vrai, mais il n’est pas toujours vrai l’abri du manque de temps, c’est aussi parfois une excuse.
C’est vrai qu’on manque de moyen en gériatrie. Et ça fait 35 ans que je le répète et je pense qu’on le répétait déjà pendant les 35 ans d’avant, c’est toujours vrai et le sera encore longtemps car les exigences (justifiées) augmentent aussi. Mais cette insuffisance de temps masque d’autres insuffisances.
Il faut regonfler la motivation en permanence. Parce qu’on a à faire à des malades qui peuvent, pour certains, avoir l’air désespéré. On sait, par exemple, que des malades atteints de maladie d’Alzheimer ne vont pas s’arranger. On le sait.
Donc, pour garder la motivation, pour freiner la détérioration, pour prendre en compte la détérioration, il faut chercher, gratouiller, creuser, jusqu’à ce qu’on trouve le petit bout d’étincelle qui existe encore.
Pour essayer de comprendre pourquoi il a un discours incohérent, en se disant qu’on ne comprendra pas tout, ni tout bien, parce que une partie de ce discours porte sur un passé révolu, inconnu, inconnaissable. Mais il faut être convaincu que même à l’intérieur de cette incohérence, il y a quelque chose qui, pour lui, est cohérent, mais dans lequel il est égaré.
On ne regardera pas, on n’entendra pas de la même façon ces vieillards incohérents.
Quand on est avec une vieille femme, un vieil homme qu’il faut habiller, préparer, pour qu’il garde ou retrouve “figure humaine” (le cliché est très fort) il faut se rappeler constamment que c’est pour cela que les toilettes sont tellement importantes, et c’est pourquoi ces aides soignantes, qui sont chargées de ce travail, doivent être soutenues de façon à ce que pour elles les toilettes ne soient pas seulement un geste d’hygiène nécessaire, mais soit aussi un geste de valorisation d’elles mêmes et des gens qu’elles préparent.

Je me souviens d’un jour, lors de la reconstruction d’un nouveau service à Ste Perine, il passait plein de “beau linge” pour faire la visite de l’inauguration dans une unité de déments.
Un monsieur fort distingué me dit « dans ces chambres, il n’y a pas le téléphone ? ». Ce qui prouve quand même qu’il y a eu un changement de culture (quelques années plus tôt, personne ne se serait posé la question du téléphone). J’ai répondu « non, il n’y a pas le téléphone, ils ne savent plus téléphoner ! » « Comment ça, ils ne savent plus téléphoner, mais ils sont très bien ! », « C’est bien le plus beau compliment que vous ferez au personnel. Ces gens on l’air bien, ils ne sont pas repoussants du tout. Ils sont simplement de vieux messieurs, de vieilles dames, et pourtant, ce sont de grands malades, perdus dans leur démence ». On n’arrive pas toujours et pas tout le temps à cette réussite.
J’ai pris part à ce combat pour la dignité, avec beaucoup d’autres. C’était vrai aussi en psychiatrie, d’ailleurs pour les mêmes raisons on parlait parfois de “défectologie”. Il y avait des services qui s’appelaient “services de défectologie”. Bien sûr, les malades de ces services étaient frappés de multiples et graves déficiences mais le terme était perçu comme péjoratif pour eux et pour ceux qui les soignaient. A René Muret et autres lieux, il y avait des services de “désencombrement”. Bien sûr, il fallait désencombrer les hôpitaux d’”aiguë”, sur occupés, où on ne pouvait plus soigner convenablement. Mais là aussi, le terme utilisé, techniquement exact, portait une connotation méprisante pour les patients et les soignants. Les mots “soins de suite”, après prise en charge plus “pointue” et “soins de longue durée” ou “soins prolongés” sont plus “neutres”.

Vêtements…

Geneviève Laroque : Je m’étais trouvée un jour dans une enceinte hospitalo-hospiciale où on avait une réunion de travail sur je ne sais plus quoi. A la pause, on se trouve tous dans une espèce de hall à café et puis je vois deux ou trois personnes au milieu du groupe… Tiens… Ça, c’est des malades… Puis on reprend nos travaux intelligents, puis je dis :
« Vous avez vu qu’il y a des malades qui sont venus ? Ce qui était très bien, ce qui prouve, que la porte n’était pas fermée. Mais je suis très choquée »
« Ah…Vous êtes choquée parce qu’on a laissé entrer des malades ? »
« Ah non, pas du tout. Je suis choquée parce qu’on les a identifiés.
On ne les a pas identifiés parce qu’ils étaient en pyjama (heureusement)… ou parce que ils bafouillaient, parce qu’ils étaient remplis de neuroleptiques jusqu’aux yeux, ou qu’ils avaient un symptôme visible, non ça, ça ne m’aurait pas choquée, stigmates inévitables de maladie ou même de traitement. C’est par leurs vêtements. Ils étaient vêtus proprement, il n’y avait rien de sale. Ils n’étaient pas déchirés, il n’y avait pas des « rapiéçages » épouvantables. C’était à peu près leur taille, tout ça c’est bien. Et pourtant, ils étaient visiblement “des clients d’hospice”.
Eh bien moi, ça m’embête que dans le couloir ou que dans le jardin on identifie des malades non pas aux stigmates de la maladie, parce que ça malheureusement on y peut rien, mais à l’habitus ».
Ça a beaucoup diminué mais il a aussi fallu des années. Je me souviens d’une époque où, au cabinet du directeur général, il y avait une collaboratrice qui s’était attachée à moderniser le trousseau des pensionnaires d’hospices, dans le cadre de l’humanisation. C’est-à-dire qu’elle avait fait choisir des “trucs moins moches”.
Je me souviens, il y avait notamment une série de robes qui pouvaient s’ouvrir derrière, à partir de la taille, pour qu’on puisse les ouvrir pour changer un malade en cas de besoin. Alors, on n’avait pas pu choisir trente six milles modèles parce qu’il y avait, quand même, un problème de coût, mais elle avait insisté pour qu’on choisisse des couleurs différentes. Alors, il y avait des bleus, des roses, des jaunes, je crois qu’il devait y avoir aussi des petites fleurs, des rayures ou je ne sais pas quoi. Bon, il est évident que dans un hospice, si on rencontrait 50 personnes, on en avait forcément quelques unes habillées de la même façon et puis on disait qu’elles ont quand même toutes, à peu près, la même robe, mais ça faisait moins uniforme d’hospice. Enfin, c’était déjà un effort d’humanisation.

Humanisation et conditions de travail

Geneviève Laroque : Et les politiques d’humanisation des hospices, c’est comme ça que ça s’appelait, pour moi, ont toujours été en même temps des politiques d’humanisation à l’égard du personnel. Parce que si on travaille dans un endroit de moins mauvaise qualité on aura envie de mieux travailler.
Mais ce n’est pas parce que c’est à l’hôpital, c’est vrai partout. Si je suis dans une maison sordide, où l’ascenseur est rempli de graffitis, et bien si je laisse tomber un mouchoir je ne le ramasserai pas, j’exagère à peine. Si je suis dans une maison à peu près correctement propre, où on fait un petit peu attention, bon il y aura toujours des petits cochons partout, mais globalement, les gens feront plus attention. Quand on repeint un escalier d’HLM, il n’est pas “resali” tout de suite.
Bien à l’hôpital c’est pareil. Si j’ai de l’usage unique, si j’ai des chariots douches, si j’ai du matériel adapté, j’aurai tendance à mieux m’occuper des gens. De même, si la cruche, la carafe d’eau est plus légère la vieille dame pourra se servir à boire alors que si on lui met une carafe trop lourde la vieille dame, elle, restera avec sa carafe et elle ne boira pas, elle sera devenue “dépendante” pour simplement boire un verre d’eau et le personnel aura une tâche supplémentaire.
Autrement dit, l’amélioration de la prise en soin est corrélée, pas directement malheureusement, mais largement corrélée à l’amélioration de la situation du personnel. Et l’amélioration de la situation du personnel y compris en terme d’organisation, de hiérarchie, de rapport hiérarchique, etc…, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rapport hiérarchique, va aussi contribuer à améliorer la prise en soins.
Je lis en ce moment partout que le rapport au travail des français est très mauvais. Non pas qu’ils ne veulent pas travailler contrairement à ce que l’on dit, mais qu’ils souffrent dans leur relation de travail, et c’est vrai partout. Donc, c’est également vrai à l’hôpital. J’ai peur que les améliorations qui ont été réelles stagnent voire régressent.

Un certain sens de l’humain…

Geneviève Laroque : Je me souviens pour les 150 ans de l’AP, une dame qui était une ancienne surveillante, et qui était retraitée depuis une dizaine d’années est venue raconter son début de carrière. Elle avait terminé comme cadre supérieur et elle avait, elle aussi, commencé comme agent. Il est évident que les jeunes professionnels qui étaient là, ils ouvraient des yeux comme des soucoupes en l’écoutant parler des conditions matérielles, techniques et organisationnelles du travail. Cela ne l’a n’a pas empêchée, elle, et bien d’autres heureusement, d’aimer faire ce métier, d’aimer soigner les malades, vieux ou pas, d’aimer son hôpital et sa grande administration. Et heureusement, parce que on ne fait pas ce genre de métier uniquement pour gagner sa vie, il y a toujours un petit motif personnel qui traîne quelque part.
Heureusement ! Ce n’est pas un métier neutre ! Mais je pense qu’on peut dire la même chose des gardiens de prison. Je vais peut être dire une énormité mais je pense qu’il faut aussi avoir un sens certain de l’humain pour supporter d’être gardien de prison sans se transformer en tortionnaire, ou se transformer en complice. Les deux étant aussi dangereux l’un que l’autre. C’est vrai de tous ces “métiers impossibles” où la relation à l’autre est essentielle et peu protégée par un “appareil”, un appareillage matériel et technique.

Il faut avoir un quelque chose pour pouvoir accepter d’affronter la souffrance de l’autre, parce que la compassion n’a jamais suffit. C’est bien gentil d’être compassionnel mais il faut savoir faire son boulot. Parce qu’autrement, on ne servira pas à grand-chose et la compassion sera vide. Il faut avoir aussi un regard suffisamment empathique. Je ne peux pas me mettre à la place de celui qui souffre, mais je dois pouvoir essayer d’appréhender sa souffrance. Même si je ne comprends pas complètement sa souffrance. C’est vrai de tous ceux qui travaillent dans ce milieu, qu’ils soient ou non en contact direct avec celui qui souffre. Je pense qu’on a ce genre de relation quand on est dans ce milieu, mais il est évident que si on est dévalorisé, on dévalorise donc, on n’aura pas envie de s’arracher. « Ah non, ça ne vaut pas le coup ! » Et si on n’a pas compris, ça risque d’être dangereux.

Relation, souplesse, adaptation : avec et / ou sans la blouse…

Geneviève Laroque : Assez récemment, j’avais une étudiante qui préparait le diplôme cadre, qui faisait déjà fonction, comme c’est très souvent le cas. Elle était responsable infirmière dans une maison de retraite. Et, on a évidemment parlé relation. Et, elle me dit qu’elle avait beaucoup de mal à faire passer cette nécessité au personnel Cela a été une bonne partie de son travail, la relation et notamment la relation verbale avec les gens : accepter de parler avec les gens qu’on soigne, pendant qu’on les soigne. Certains avaient dit, mais en toute innocence « bah, il y a les animatrices, elles sont là pour ça ». Et je pense qu’on en est encore là dans un certain nombre de lieux. Et je pense que c’est vrai parfois partout.
Le soin et, plus que le soin “technique”, le soin “intime” est difficile à accepter. La pudeur résiste quelle que soit la culture, plus ou moins férocement. Or, la blouse protége celui qui la porte, comme une armure et protège aussi celui qu’on soigne car elle “signe” le soin et, c’est assez mystérieux, même lorsqu’on préconise l’empathie entre le soignant et le soigné, le port de la blouse introduit la distance nécessaire, “désexualise” le soignant…
Quand on me dit qu’il faut se battre contre la blouse, je dis oui, dans certaines circonstances, dans d’autres il faut garder la blouse parce qu’elle protège les deux. Si je suis un vieux monsieur ou une vieille dame et que vous me mettez nu, habillée comme vous l’êtes, je me dirai : « Mais de quoi elle se mêle ? ».
Si vous êtes en blouse, donc que vous vous présentez, je me dirai peut être, que revêtue de votre “armure professionnelle”, ce n’est plus vous individu, jeune femme. « Qu’est ce que cette jeune femme va me regarder les fesses ? » C’est vous infirmière, et à ce moment là, je me remets entre vos mains professionnelles “neutres”, où je peux moins m’opposer.
Si je suis complètement dément, c’est une autre histoire. C’est une tout autre histoire et il faudra peut-être, à l’inverse, que vous vous défassiez de votre blouse pour que le dément retrouve une image familiale. Peut-être ? Je n’en sais rien ! Je n’en sais rien parce que le dément A ne sera pas le même que le dément B. Donc, je n’en sais rien du tout. Mais vis-à-vis de gens qui sont confus, effrayés ou gênés, le rituel de la blouse peut rassurer !

Quand la technique ne protège pas…

Geneviève Laroque : Je me souviens d’un copain aide soignant. Il avait tout pour déplaire le pauvre garçon. Il était aide soignant, il travaillait en médecine, il avait essentiellement des vieilles personnes, une nette majorité des vieilles dames et il était tout noir. Il m’avait dit que tout se passait bien à la fois parce que sa force physique lui permettait de manipuler des malades fragiles sans leur faire mal et qu’il avait une attitude rassurante “apprivoisante”. Je me souvenais d’incidents dans un établissement où les vieilles dames avaient “aimablement” traité un certain nombre d’aides soignantes de “sales négresses”…
Ça avait été compensé par l’intelligence de la directrice qui avait fait sa fête de noël antillaise. Les mêmes, qui avaient traité les aide soignantes de “sales négresses” disaient : « Oh ! Mademoiselle, vous étiez si jolie quand vous dansiez l’autre jour ! ». La question que l’on s’était posée, c’était dans combien de temps faudra-t-il la piqûre de rappel ?
Mais, si une soignante, aide-soignante qui se fait traiter de “sale négresse”, quelle force lui faudra-t-il pour rester calme et aimable avec les malades ? L’agent, de n’importe quelle couleur, qui se fait insulter par les déments, il faudra qu’il ait appris la relation au dément pour accepter. Non pas pour négliger, faire comme si cela n’existait pas mais pour faire entrer cette insulte dans la problématique de l’observation, et non plus la recevoir de plein fouet.

Aux vertus qu’on demande au personnel de base, je ne connais pas beaucoup de maîtres de la médecine capable de remplir, de garder leur sérénité. Parce qu’ils sont aussi protégés par leur technicité, par leur science, quelle que soit leur empathie.
C’est pour cela que j’ai souvent dit que la psychiatrie et la gériatrie se rejoignent, quelquefois dans le fait que le soignant est très peu protégé par la technique. En chirurgie, en réa, le soignant est affronté à des choses effroyables mais il est protégé par la technique.
Quand vous allez faire un soin d’escarres et que vous prenez les précautions qu’il faut, c’est-à-dire que vous avez ce qu’il faut pour anesthésier la plaie, etc. … Et que vous avez donc le temps de le faire, ce qui n’est pas évident, vous êtes quand même un petit peu protégé par la technique. Vous allez faire des gestes techniques même si pendant l’apprentissage des situations se révèlent insupportables au sens le plus fort. Ensuite, on se “bronze” d’une certaine manière, on ne se brise pas et on ne s’est pas “bronzé” à cœur. Cette armure n’empêche pas la relation humaine, mais l’armure est nécessaire.

Empathie et distance

Geneviève Laroque : Certains qui appellent ça “une juste distance” ou de toutes sortes de noms. Il y a des gens qui appellent ça de toutes sortes de noms, je ne sais pas bien ce que ça veut dire. Je me suis expliquée avec une collaboratrice qui a la double qualité d’être ancienne infirmière et d’être docteur en ethnologie. Avec ces deux formations, c’est un personnage dangereusement compétent dans ce difficile domaine ! Elle conduit une enquête à ce moment. Et dans son enquête elle a été amenée à voir des personnes très âgées, en limitation importante d’autonomie fonctionnelle, lucides. Pour les “pas lucides”, c’est à l’entourage qu’elle s’est adressée. Et elle m’a dit qu’elle avait touché, d’un “toucher caresse”, une vieille dame justement pour mieux entrer “en contact” avec elle et que cela avait complètement changé les conditions de réponse de la vieille dame. Elle était en pleine empathie disait-elle et je lui demandais où en était sa nécessaire distance pour ne pas se perdre dans cette personne. Sans doute, compétence et entraînement lui permettaient-ils cette attitude ; ce “toucher caresse” peut coïncider avec l’empathie qui implique une certaine distance affective. Il ne faut surtout pas que le soignant se perde dans le malade.
Voici quelques décennies, on n’apprenait pas clairement cela au personnel, en gériatrie ou ailleurs. Certains le pratiquaient comme Monsieur Jourdain la prose. Il y avait quelques travaux mais ce n’était pas encore répandu. C’est une question de société et on va le retrouver dans la loi. A l’époque, les lois n’entraient pas dans ce système de relation. Par contre, maintenant, la société demande, la loi propose, impose.

Avant 2002, 2005…

Geneviève Laroque : Les lois de 2002, 2005, se préoccupent énormément de la relation au malade, de la relation à l’impotent, de la relation à l’infirme handicapé, etc… A cette époque là, ça n’avait pas encore pu émerger. Donc, la société ne l’ayant pas fait émerger, les professionnels qui sont souvent un peu en avance n’étaient pas encore massivement en avance, sauf quelques uns.
Et quand G. B. se battait pour ses aide soignants et pour ses malades en disant : « Nous on a le temps, mais eux n’ont pas le temps ». C’est qu’il avait déjà compris cette nécessité absolue.
Quand les gens ne sont pas formés, encadrés, soutenus… Il y avait déjà des déments qui leur crachaient dessus ! Ils avaient déjà des gens qui se resalissaient ou se resouillaient, dès qu’ils étaient lavés ! Il y avait des gens qui crachaient la nourriture qu’ils leur mettaient dans la bouche ! Ils avaient tendance à leur donner la béquée, comme ils l’auraient donnée à un animal ! Ce n’est pas très humain. Ils avaient tendance à être un peu brusques dans des gestes qui auraient dû l’être moins. Ils avaient, peut-être, tendance à répondre sur le même ton, lorsqu’on leur disait des horreurs. Et moyennant quoi, ils se faisaient sanctionner parce qu’on a pas le droit de dire des horreurs à ses patients.
Autrement dit, la sanction était justifiée, mais peut-être que l’attitude aurait pu être évitée. Donc, j’ai tendance à dire que ces gens qui, malgré toutes ces horreurs, toutes ces difficultés, toutes cette dévalorisation, toute cette compétence insuffisante étaient compensés par de la bonne volonté, par de l’expérience plus ou moins élaborée, par un certain nombre de très bons qui arrivaient à faire passer un certain nombre de choses.
Et bien, ils n’ont, quand même, pas fait du si mauvais boulot que ça ! Et c’est la difficulté, mais le plaisir aussi, que c’est toujours à recommencer. C’est toujours à recommencer.

Le sens d’une relation

Geneviève Laroque : Ça me rappelle une anecdote de plus. On était avec des adultes ordinaires, pas du tout dans le milieu sanitaire, on ne parlait pas du tout de santé et puis quelqu’un dit : « Mais il y en a un peu marre d’enseigner les fables de La Fontaine. Enfin, tout le monde connaît les fables de La Fontaine ! On devait être plus actuels ». Je dis : « Excusez-moi, mais les petits, les nouveaux, ils ne connaissent pas. Il faut recommencer. Et puis, en plus, même ceux qui connaissent, ils s’usent, ils oublient et il faut aussi recommencer ».
D’une certaine manière, cela est aussi la réflexion sur les protocoles. On “protocolise” à tour de bras. En tout cas, on est un peu saturé de protocoles. Or, le protocole est nécessaire à condition qu’on répète sous tous les tons à celui qui les apprend, qui doit les appliquer, que les protocoles doivent être un support, mais qu’ils ne doivent, surtout pas, les empêcher de réfléchir ! Parce que, si le protocole est suffisant on pourra mettre des robots, ça marchera très bien !
Est-ce qu’on estime que le robot n’est pas suffisant, ou que, dans certains cas le robot sera suffisant… C’est toute l’histoire de la domotique. Moi, je n’ai absolument pas besoin d’une qualification humaine pour fermer les volets. Pas du tout. Je n’ai, peut-être, même pas besoin d’une qualification humaine si je suis mentalement autonome et affectivement autonome pour me laver les pieds. C’est-à-dire que je peux très bien me dire… Ça existe avec les douches à jet, avec les bains à remous etc… je peux dire que je vais utiliser le robot pour m’aider à faire ma toilette. Si je suis en mauvais état, c’est-à-dire, si j’ai la relation cassée. Peut-être ai-je, quand même, besoin d’une intervention humaine pour rendre justement sa valeur, son sens à la toilette, au-delà d’une simple propreté. Ce que je traduis, quelque fois, très méchamment, trivialement en disant « Laver le cul de la vieille et laver le cul de la casserole, ce n’est pas pareil ».
Il faut poser ça en principe… Ça a l’air élémentaire, trivial, mal élevé, grossier, tout ce que l’on veut… mais si on pose cela en principe, on voit, non pas une ligne de clivage, mais une zone, dans laquelle, le robot me suppléera parfaitement, me débarrassera d’un certain nombre de corvées qui ne sont, certainement, pas valorisantes. Ce qui permettra de garder, l’énergie, l’expérience et l’intelligence humaine pour des travaux qui demandent une relation humaine. C’est quelque chose à laquelle on ne pense pas toujours. Quelquefois aussi, il faudra garder des tâches “remplaçables” techniquement, car elles peuvent aussi être un support irremplaçable pour la relation.

A partir de là, on peut valoriser le travail, y compris le plus modeste, en voyant à l’intérieur de ce travail, même très modeste, ce dont on peut débarrasser le travailleur, pour lui donner quelque chose de plus humain à faire. Autrement dit l’humanisation du soin, cela a deux volets. L’humanisation du côté du patient et l’humanisation du côté du soignant. “

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