Texte paru dans le livre collectif “Mémoires d’aïeuls” (Bayard, 2004).
PAROLES
– Mais si vous dites à vos lecteurs que je vis dans une maison de retraite, vous allez les faire fuir !
Le sourire que nous échangeâmes dut la rassurer, puisqu’elle poursuivit sans hésitation.
– Moi, j’ai choisi de venir vivre ici. Pensez, j’y ai travaillé pendant vingt ans, c’est encore plus familier que ma famille. N’allez pas le leur dire, hein, ils ne comprendraient pas. Ma famille… Je sors de temps en temps avec eux… Souvent, c’est pour retourner voir la mer, je ne m’en lasse pas… Ça vous étonne que je puisse comme ça entrer et sortir ? C’est vrai qu’il y en a qui ont tellement peur que ce soit comme un moulin, ici, qu’ils en feraient bien une prison. Mais une maison de retraite c’est pas une prison, il faudrait quand même qu’on finisse par le comprendre, on doit pouvoir entrer et sortir, vous comprenez.
Je comprenais d’autant mieux que je savais qu’elle avait milité, pendant des années, pour que les portes de « sa » maison s’ouvrent dans les deux sens.
– C’est drôle comment sont les gens. Je les entends parler d’autrefois avec la larme à l’œil, que c’était mieux, et que les vieux étaient mieux traités, et que la campagne et les familles c’était merveilleux. Passez-moi l’expression, mais ils se fourrent le doigt dans l’œil. J’ai pas vécu très loin du dix-neuvième siècle, et dans un coin perdu, et je peux vous assurer que leur paradis, il existe que dans leur tête. Les vieux du pays, fallait pas qu’y tardent trop quand ils étaient plus bons aux travaux.
C’est drôle comment les gens voient le passé. Je ne sais pas… À les entendre, on pourrait croire qu’ils ont tous eu Victor Hugo pour ancêtre, ou que tout le monde était riche et gentil autrefois.
Je ne sais pas, j’ai peut-être une vision particulière des choses, mais les familles, parce que j’en ai vu quand même pas mal des familles, c’est pas toujours joli joli, vous savez. Ça a quand même tendance à macérer là-dedans. Et les sentiments, puis pas les plus gentils, quand ça macère pendant quarante ou cinquante ans, c’est pas très beau à voir. Je pourrais vous en raconter, des histoires, là-dessus…
Je la conviai à se sentir absolument libre de parler de ce qu’elle voulait. Elle ne devait surtout pas craindre de choquer.
– Le « bon vieux temps »… Laissez-moi quand même vous raconter quand je suis arrivée dans la région. Mon premier travail par ici, il n’y avait pas de maison de retraite alors, c’était l’hospice. Elles étaient quarante vieilles, vingt de chaque côté de la pièce, avec, combien ça pouvait faire…, peut-être quatre-vingt centimètres entre chaque lit. Ça devait pas faire beaucoup plus puisque pour la table, pour le repas, on posait une planche de bois d’un lit à l’autre. À part ça, quelques chaises, et le poêle au milieu. Celles qui étaient à côté avaient trop chaud, celles qui étaient loin et près des fenêtres passaient la journée dans leur lit tellement elles avaient froid. C’était ça, les maisons de retraite, il y a encore trente ans. Alors, vous voyez, ce que nous avons aujourd’hui, c’est loin d’être parfait, mais qu’on arrête de dire que c’était mieux autrefois pour les vieux !
Elle parut hésiter, s’assura que personne ne nous écoutait et poursuivit plus doucement :
– Mais pour être tout à fait honnête avec vous, je ne vous cacherai pas qu’il y a quand même un mystère. C’est qu’il y avait là quelque chose que je n’ai plus jamais retrouvé, quelque chose que je n’ai jamais réussi, et pourtant j’ai essayé, à faire venir ici. Je ne sais même pas si je trouverai les mots pour ça. Comment dire… C’est qu’il faut voir que malgré le manque d’hygiène, d’intimité, de douceur, il y avait dans cette salle, entre ces vieilles femmes et, souvent, entre ces vieilles femmes et certaines d’entre nous, des échanges, des sensations, des sentiments, très forts, sans arrêt. C’était vraiment quelque chose de très très fort, d’assez violent parfois, mais de très très vivant, même quand ça touchait à la souffrance ou à la mort. Parce que c’était pas gai, hein, mais en fait la question ne se posait pas, de savoir si c’était gai ou pas. On était moins séparées qu’aujourd’hui, tout était plus partagé. Et puis la mort était là, très présente. Je ne sais pas comment vous expliquer ça. Mais parfois je me suis demandé si c’était pas justement la dureté, les contraintes, le manque d’intimité, oui, elles étaient obligées de montrer leurs corps, leurs maladies, leurs peurs, et bien si à force de mettre en commun tout cela, elles ne mettaient pas aussi en commun tout le reste, ce qu’elles étaient, leur humanité, pour le pire mais aussi pour le meilleur… Ici, je le vois bien maintenant que je suis une vieille femme, et une résidente, comme on dit, ce n’est plus partagé ; c’est même plutôt une petite lutte, c’est à celle qui aura le moins de rides, le plus de médicaments à prendre, le plus de visites du médecin. Quand je pense qu’autrefois, le médecin, moins on le voyait, mieux on se portait… Et puis la mort, c’est devenu tabou, vous savez. Quand j’étais infirmière ici, je me suis battue comme un diable pour que ça soit présent quand ça doit l’être. Mais je ne sais pas si vous pouvez comprendre si je ne vous raconte pas comment c’était ici, quand je suis arrivée.
Vous savez, je crois qu’on avait tellement voulu rompre avec l’horreur des hospices qu’on est parfois allé bien loin de l’autre côté ! Il fallait surtout pas parler de la mort ou de la maladie. Comme si ça ne faisait pas partie de la vie. Je me souviens d’une période, vous imaginez, où l’on cachait même aux résidents que l’un de leurs proches était mort. Et je ne vous dis pas les réactions, souvent, quand une résidente évoquait le sujet, parlait de sa future mort : « Mais non, vous êtes en pleine forme », « Vous nous enterrerez tous », et autres fadaises. Ça, ça me met en colère, vous ne pouvez pas savoir. Qu’une soignante prenne, pardonnez-moi l’expression, les gens pour des abrutis au point de leur dire, du haut de ses vingt ans, « Vous nous enterrerez tous », ça me met hors de moi !
Mais où en étais-je ?
Je me demandais si c’était un hasard qui lui avait fait perdre le fil de sa pensée précisément au moment où elle évoquait la mort. C’en était un.
– Oui, je me suis battue pour qu’on comprenne que la maladie, la vieillesse, la mort, ça fait partie de nos vies. Si on avait trente ans et qu’on était en pleine forme, on ne serait pas ici. C’est quand même à cause de tout ça qu’on est ici ! Mais vous savez, j’ai pas mal changé depuis que je suis passée de l’autre côté. Quand j’étais infirmière ici, je me battais, c’est vrai, mais j’étais quand même comme les autres. Et j’étais presque sûre que penser à la vieillesse ou à la mort, c’était pas de bonnes pensées. Alors, moi aussi, je faisais quand même tout pour leur changer les idées, pour leur faire oublier leurs idées noires, aux vieux qui nous en parlaient. Et bien, je dois vous l’avouer, je ne pense plus pareil. C’est moi, maintenant, qui pense à la vieillesse et à la mort. Oh, pas tout le temps, mais quand même assez souvent. Et, croyez-moi, mais vous êtes sans doute un peu jeune pour le comprendre, ce ne sont pas des pensées noires. Ce sont des sensations, souvent un peu grises, c’est vrai, des doutes, des questions, enfin, là je parle pour moi, j’en connais qui ressentent des certitudes sur tout ça… Alors bien sûr, je peux comprendre que les jeunesses qui travaillent ici ne peuvent pas partager ça, mais il faudrait au moins qu’elles ne nous empêchent pas d’en parler.
Je n’osai suggérer que c’était peut-être la société toute entière qui n’avait pas envie de penser à la vieillesse et à la mort et qui bâillonnait celles et ceux qui lui en rappelaient trop l’existence. Quelques minutes passèrent dans le silence.
– Vous savez, il y a finalement beaucoup d’idées comme ça, que j’avais autrefois et qui ont bien changé maintenant. Quand les petites me parlent, je vois bien qu’elles pensent un peu comme je pensais autrefois. Alors, c’est vrai, comme j’ai été à leur place, je les comprends et je peux essayer de leur expliquer. Et bien, c’est pas facile, croyez-moi. Mais ce n’est quand même pas aujourd’hui que je vais arrêter de me battre !
Le plus dur, c’est de leur faire comprendre que quand on est vieux, on est différent, bien sûr, puisqu’on est vieux, puisqu’on se retrouve face à tout ça qui est nouveau, mais qu’on reste, comme n’importe qui, une personne avec ses qualités et ses défauts, et qui se dépatouille comme elle peut avec ce qu’elle vit. C’est important, ça, vous savez, il faut que vous le disiez à vos lecteurs, que l’âge c’est pas la personne, que la vieillesse c’est pas ce qu’on est, c’est simplement quelque chose qu’on vit pour la première fois…
Mais c’est dur de leur faire passer ça…, et puis, au quotidien, elles ont tendance à figer un peu les gens : il y a celle qui est gentille et qui n’a pas le droit de ne pas toujours l’être, il y a celui qui est embêtant et qui n’a pas non plus le droit, si on regarde bien, de cesser de l’être. En fait, je vous parlais des familles tantôt, mais c’est un peu pareil ici. Et Dieu sait que pour changer de rôle, dans une famille… Mais je ne vous ennuie pas avec mes bêtises ? Je parvins, assez aisément, à la convaincre de poursuivre.
– Je suis contente d’être ici. Vous savez, ici, ce que je tente d’expliquer aux petites, c’est déjà presque du superflu, si je compare avec ce que j’ai vu ailleurs.
Il faut que je vous raconte ça, parce qu’il y aurait de quoi rire, croyez-moi, même si ce n’est pas drôle du tout. Quand j’ai décidé de quitter chez moi, je savais que je voulais venir vivre ici. Mais j’ai quand même demandé à ma nièce – c’est ma préférée – d’aller avec moi visiter deux ou trois autres maisons de retraite. Pour être vraiment bien sûre de n’avoir pas de regrets. Et bien, je n’en ai pas, vous pouvez me croire. Dans l’une, ils ont parlé à ma nièce pendant dix bonnes minutes, ils ne m’ont pas une seule fois adressé la parole. Dans une autre, j’ai eu droit à « Mamie » au bout de vingt secondes, et la troisième, quelque chose de très très chic, si vous aviez vu, avec des gens très obséquieux et un décor très prétentieux, quand je leur ai dit qu’il y avait pas mal de choses que je faisais – entre autres mon lit, mon ménage et mon café – et qu’il était hors de question que j’arrête de les faire, mon Dieu, si vous aviez vu leur tête… ; et si vous aviez vu la mienne quand ils m’ont expliqué, avec un ton tout doucereux, qu’à mon âge j’avais bien le droit de me reposer, qu’il y avait chez eux du personnel pour faire tout ça, que je serais très occupée par les « activités artistiques »…
Vous savez, c’est triste à dire, mais il y a encore des endroits où les vieux, finalement, on les préfère abrutis et passifs qu’actifs et vigilants.
Non, vraiment, je suis bien ici. Les petites ont bien compris que c’est l’action qui me maintient en vie. Je les vois, parfois, elles font certaines choses un peu difficiles pour moi et, l’air de rien, elles oublient exprès deux-trois bricoles, parce qu’elles savent que ça me fera plaisir de m’en occuper. En fait, on est complices. Et j’aimerais bien que ce soit comme ça partout, et avec tout le monde. Je ne sais pas pourquoi ça ne marche pas ainsi. Enfin, je le sais un peu, mais je ne vais pas vous embêter avec ça.
Nous parlâmes quelques minutes de sujets plus politiques et de quelques associations pour lesquelles nous éprouvions un semblable respect.
– Mais enfin, tout de même, vous n’allez pas me dire que c’est juste pour des questions d’argent que l’on met les vieux de côté. Je sais bien à quoi vous pensez, et c’est vrai, je ne prétendrai pas le contraire, je l’ai entendu toute ma vie, et plus encore depuis que je suis vieille, ce « Merci et au revoir, vous avez fait votre temps, vous comprenez, quand même, vous n’êtes plus très productifs, plus très utiles, et puis vraiment vous êtes trop vieux, trop laids, allez mourir dans votre coin ». Vous savez, je les vois ceux qui sont surpris que j’aie autre chose à faire qu’à mourir, qui sont surpris que je pense plus à l’avenir qu’au passé. Vous voyez, comme j’ai travaillé ici, quand le maire fait son petit tour avant les élections, il vient me faire son numéro. Et bien j’ai beau y mettre du mien, quand au bout de cinq minutes il en est encore en 1970, je ne tiens plus, et je lui parle de ce qu’il faut faire, pour maintenant, pour demain, ici. Je vois bien qu’il ne comprend pas : pour lui, c’est pas naturel qu’une vieille de quatre-vingt-six ans pense davantage au présent et à l’avenir qu’au passé. C’est drôle, hein, moi je suis ici aujourd’hui et je pense à ce que cette maison sera demain, lui il sera ici demain et il pense encore à comment c’était hier !
Il est gentil, pourtant, mais il ne se rend pas compte. C’est comme le médecin, qui n’est pourtant pas très vieux, lui aussi, je ne me fais pas d’illusions vous savez, il me parle parce qu’il m’a connue avant, et bien lui aussi il n’arrête pas de me parler du passé. Et les expositions sur le village autrefois, et les musées, et la grande brocante qui a lieu chaque année sur la place, et l’anniversaire de la mort de Piaf ou de De Gaulle, à chaque fois il trouve quelque chose. Et le pire, c’est que c’est pareil à la télévision : on peut plus l’allumer sans voir des commémorations avec plein de jeunes qui ont l’air de vouloir avoir été jeunes en ces temps-là. Vous me croirez si vous voulez, mais moi qui vois les deux, je peux vous le dire : et bien, les vieux qui sont ici, ils vivent moins dans le passé que vous.
Je suggérai que nous n’étions peut-être pas très heureux, en fin de compte, du présent que nous construisions. D’un geste papillonnant de la main, elle chassa cette pensée.
– Mais c’est pas que les sous, que le manque de personnel, faudrait pas croire. Moi j’ai travaillé dans des services de pédiatrie, pendant deux ans, je peux vous dire que ça arrivait souvent qu’on soit pas assez nombreuses, qu’on soit complètement débordées, avec des bébés qui crient et appellent tous en même temps. Et bien j’ai jamais vu dans ces services se passer les mêmes choses que dans les maisons de retraite où j’ai travaillé, où les vieux étaient mal soignés ou maltraités. À se demander si le manque de sous, de personnel, parfois, c’est pas plutôt un prétexte qu’une excuse…
Honnêtement, je ne comprends pas. Pourquoi on ne reconnaît pas que c’est difficile, pour des filles de vingt ans, de travailler ici. Pourquoi on en tient pas compte. Parce qu’il faut quand même voir la réalité : si elles sont pas reconnues, et formées, et bien payées, si elles ont pas le temps de réfléchir à ce qu’elles vivent, de le vivre calmement, on en fait des machines. Alors après, c’est facile, vous comprenez, de tout leur reprocher.
Vous savez, je sais de quoi je parle, il n’y a quasiment rien – des bonnes choses mais aussi des vraies idioties – que j’aie pas fait, un jour ou l’autre, dans mon travail. Moi je me souviens qu’à une époque, j’ai failli abandonner. Je savais plus comment faire : je ne pouvais pas ne pas être là, avec les vieux, vraiment avec eux, dans des relations, de vraies relations, hein, où l’on tient l’un à l’autre, et en même temps, c’était sans arrêt, sans pensée, et à peine l’un mourait, un autre arrivait. C’était trop…
Vous savez ce que je crois : personne ne devrait travailler à plein temps dans une maison de retraite. Elles devraient toutes être à mi-temps. Avec le même salaire, hein !
Nous risquions d’en revenir quand même à la question des sous et de la volonté collective et politique. Je l’interrogeai sur ce qui lui semblait avoir le plus changé durant toutes ces années.
– Oh, vous savez, les choses qui ont changé quand je travaillais ici, je les ai à peine vues, j’étais trop dedans. Non, je dois dire, c’est surtout quand j’ai commencé à vivre ici, de l’autre côté de la barrière en quelque sorte, que j’ai vu les choses très différemment. Et puis je crois qu’il y a eu plus de changements dans les cinq dernières années que durant les vingt précédentes. Mais quoi vous dire de tout cela, il y en a tellement…
Vous voyez, j’ai un peu honte de le dire, parce que je crois quand même que j’ai été une bonne infirmière, mais je crois que j’ai compris tard ce qui est le plus important. Quand je travaillais ici, j’avais quand même l’impression que le médecin et moi, on était, oh, je ne dirais pas l’essentiel, mais quand même, la colonne vertébrale. Les petites, enfin, je les appelle comme ça maintenant, vous comprenez, elles pourraient presque être mes arrière-petites-filles, elles étaient importantes, bien sûr, mais je crois que je n’ai compris que beaucoup plus tard à quel point.
Parce que depuis que je vis ici, je l’ai vraiment vu. Je me souviens bien, quand j’étais infirmière, la santé, les médicaments, le médecin, c’était le plus important. La santé, la santé, j’avais un peu que ce mot là à la bouche. Plus maintenant. Et ça je ne pouvais peut-être pas m’en rendre compte à l’époque, alors que maintenant c’est l’évidence : que celles avec qui je partage le plus de moments, avec qui je peux parler le plus, qui sont avec nous pour toutes ces choses si importantes, le réveil, la toilette, les repas, eh bien, c’est pas le médecin.
J’espère qu’on va comprendre, ça, l’importance des petites, l’importance des gestes quotidiens. Vous savez, entre ce que j’ai fait ici et ce que j’ai vécu ici, j’ai testé, et je peux vous l’assurer : c’est pas la peine de faire prendre des médicaments pour améliorer les comportements, de faire des séances pour améliorer la mémoire ou des ateliers pour communiquer si, le reste du temps, quand on se lève, quand on mange, quand on est ensemble, il ne se passe rien, on ne se sert pas de notre langue ou de notre mémoire. Parce que c’est un peu ça par moments aujourd’hui, vous savez. Ici, il y a quand même pas mal de gens maintenant, beaucoup plus variés qu’autrefois. On a une psychologue, une orthophoniste, un animateur. Et c’est très bien. Mais il ne faudrait pas en oublier tout le reste. Or parfois, je le vois un peu, ça : on entraîne notre mémoire, ou certaines, qui ont du mal à parler, l’orthophoniste les aide, mais entre deux séances, elles ne parlent avec personne. Vous imaginez la motivation !
Surtout que ces personnes-là, qui perdent un peu la parole…
J’étais étonné qu’elle ne termine pas sa phrase. Mais était-ce si surprenant qu’au moment d’aborder ce sujet, justement, la parole fasse défaut ?
– On est tous égaux devant ça. La démence, comme on dit maintenant. Sur beaucoup de choses, j’en sais plus que vous, mais sur ça… On est tous égaux devant ça. Vous, moi, le grand gériatre ou n’importe lequel de vos lecteurs, ça crée surtout des doutes, des questions. Alors bien sûr, chacun de nous se protège comme il peut. Vous c’est votre jeunesse qui vous protège, d’autres c’est leur savoir. Moi, au début, je me souviens, c’était ce qu’on m’avait dit pendant ma formation. Distance, distance ! Il fallait surtout pas être touchée par ces personnes-là.
Oui, être touchée. Dans tous les sens que vous voulez. Aujourd’hui, oh, je vais sûrement vous paraître bien prétentieuse, mais je ne sais pas, c’est peut-être l’âge, c’est peut-être d’avoir partagé avec elles un grand bout de vie maintenant, mais ce sont mes sœurs. Ce qui nous rapproche est bien plus important que ce qui nous sépare. Elles sont juste ailleurs. Et peut-être pas si loin qu’on le croit.
C’était drôle, je crois que c’était l’an dernier, j’étais avec deux camarades – oui, oui, je les appelle comme ça, les autres résidentes, les petites elles trouvent que ça fait cour d’école, je les laisse croire ça, on voit bien qu’elles ont pas vécu la Résistance, elles – qui vivent complètement à côté, on était devant la baie vitrée, en bas, face aux champs et il y avait une psychologue toute, comment dire, toute fraîche, il n’y a pas d’autres mots, qui venait d’arriver. Et puis un grand corbeau se pose dans le champ, à quelques mètres devant nous. Voilà ma voisine de droite qui montre le corbeau et s’exclame : « Oh, regarde, le lapin ! » Et ma voisine de gauche, souriant, de répondre : « Il est beau ! » Et elles commencent, toutes les deux, à regarder et à se montrer ce corbeau-lapin avec une grande joie. Mais, je vous le donne en mille, j’entends alors la psychologue dire : « Ce n’est pas un lapin, c’est un corbeau », avec ce ton, vous savez bien, un peu autoritaire, un peu condescendant, comme une institutrice au dernier de la classe qui retarde les autres. Là, j’ai pas pu m’empêcher, d’habitude je me force à pas trop intervenir, sinon je les mets mal à l’aise, les petites, mais là, je lui ai dit : « Et qu’est-ce que ça change, docteur, que ce soit un corbeau, un lapin ou un dromadaire ? » Et bien, figurez-vous qu’elle est partie, sans un mot. Ce qui m’a bien fait rire, c’est qu’elle ne m’a pas corrigée : qu’on prenne un corbeau pour un lapin, ça la dérangeait, mais qu’on la prenne pour un docteur, ça devait bien lui plaire !
Je partageai son rire, tout en imaginant les temps futurs où les généticiens, en créant des lapins noirs ailés, ou des corbeaux à poils et pattes, réconcilieraient peut-être psychologues et déments. Mais mon interlocutrice, me tapotant le bras, me rappelait à elle.
– Oh, comment ça s’appelle déjà, vous savez quand on conduit, quand on ne voit pas les voitures qui sont très près dans le rétroviseur… Oui, c’est ça, l’angle mort. Et bien, vous savez, je crois que ceux qu’on appelle les déments, c’est pareil. Ils sont là, juste à côté, mais en fait, tellement près de nous qu’on ne les voit pas.
Alors quand j’entends des gens qui… Mais je ne devrais pas parler de ça, ça va me mettre en colère. Mais quand j’entends, parce que j’en entends, hein, des familles ou des soignants le dire, parfois même devant le vieux qui est supposé ne plus rien comprendre, « Il a perdu sa dignité », ça me met en colère. La dignité ça ne se voit pas, c’est dans la tête. Mais c’est dans les yeux aussi, et je peux vous le dire, ces gens-là, quand ils parlent comme ça, c’est leur regard qui est indigne…
Il faut pourtant que je vous le dise. Parce que ce sera écrit, c’est important que ce soit écrit, ma dignité, il n’y a que moi qui peux en juger. Pardonnez-moi, mais ça me met en colère, ça. Ma dignité, c’est à moi. Et ma mort aussi. Personne n’a le droit de me voler ma mort. Elle me regarde. Elle est à moi. Alors après, hein, quand ils parlent de pudeur, je rigole. Qu’ils arrêtent un peu d’être choqués devant de vieilles paires de fesses et qu’ils respectent un peu plus ce qui est vraiment intime !
La nuit commençait à tomber. Je sentis l’atmosphère s’imprégner de tristesse. J’avais oublié que les maisons de retraite et les forêts sont les derniers lieux où l’approche de la nuit et le lever du jour provoquent encore tant de sensations. Mon interlocutrice songeait. J’attendais.
– Vous savez, c’était pas beau autrefois, mais j’ai crainte que ce ne soit pas très beau non plus demain. J’ai bien peur de ce qu’on risque de faire au nom de l’hygiène, de la santé, de la sécurité, de la dignité. C’est un peu ça, maintenant, vous savez : on a tellement peur d’être des bêtes qu’on rêve de devenir des machines. Moi, je ne veux rien qu’on m’enlève, et surtout pas le droit, comme tout le monde, de décider de la vie que je veux, de faire des sottises, de prendre des risques. C’est vrai ça, vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est agaçant, quand on est vieux, de ne jamais pouvoir sortir légèrement vêtue sans entendre « Attention, vous allez prendre froid » ou faire un pas sans ma canne sans entendre « Attention, vous allez tomber » ! Je préfère ne pas vous dire ce que j’ai envie de leur répondre, je crois que si je le disais ça me choquerait moi-même…
Je me fis un peu l’avocat du diable et tentai un éloge, timide, des bonnes intentions qui présidaient à certaines attitudes comme à la mise en place de certaines règles…
– Ah, ça, les règles, les normes, j’en ai vu défiler… Vous savez, ils nous cassent un peu les pieds avec ça. Quand je suis venue vivre ici – j’avais mis ça en place avant – une partie de la cuisine, c’était nous. On faisait surtout des gâteaux, les plats c’est trop vite fini, les gâteaux, ça nous faisait toute l’après-midi… Et bien, à cause des normes, on a plus pu. Ils nous ont d’abord proposé de continuer mais, une fois les gâteaux prêts, on les jetait, parce qu’ils n’avaient pas été faits selon les normes imposées pour pouvoir être servis ici ! Non, vraiment, je vous assure que quand je les vois passer, les messieurs qui viennent avec leur cartable et leurs imprimés, ils sont bien gentils avec la sécurité, et ils ont raison, c’est important, mais, entre nous, ils nous cassent un peu les pieds. À les entendre, il faudrait condamner les fenêtres pour pas qu’on risque de chuter, verrouiller les portes pour pas qu’on risque de s’enfuir, et s’ils ne le disent pas, ils pensent à la limite qu’il faudrait nous attacher pour pas qu’on risque de tomber. Vous verrez : ils finiront par dire qu’il vaudrait mieux ne pas manger pour ne pas risquer de s’étouffer et ne pas vivre pour ne pas risquer de mourir !
Il faut ouvrir. Ouvrir, ça manque d’air tous ces lieux de vieux, pour devenir des lieux de vie. Il faut de l’air, il faut casser un peu les cloisons, les barrières, les murs… Dites-le à vos lecteurs. Dites-le aux familles. Il faut qu’elles comprennent que ce n’est pas une honte d’avoir un parent qui vit dans une maison de retraite. Vous savez, malgré ce qu’on entend maintenant, c’est parfois bien mieux que de vivre chez soi, dans l’isolement et dans la peur. Là aussi, j’aurais à dire, vous savez, parce que j’en ai vu pas mal, des vieux, surtout parmi ceux qui vivent dans les nouveaux quartiers, enfin, nouveaux, les barres là-bas, vous voyez de quoi je parle, qui en arrivant ici étaient soulagés d’un poids, vous n’imaginez pas.
Mais je ne sais plus où j’en étais. Oui, les familles. Il faut qu’elles comprennent que la honte, ce n’est pas de vivre ici, la honte, elle naît si on entoure tout ça de mensonges, d’évitement, de lâcheté. Vous savez, il n’en faut pas beaucoup pour qu’un lieu respire, il faut simplement qu’il y ait de l’air, du passage, des jeunes, des vieux, des gais, des tristes, un peu de tout, il faut du mouvement. Vous l’écrirez, n’est-ce pas, qu’il faut qu’on en finisse avec la peur, qu’il faut venir, entrer, sortir, revenir, c’est tout ; et bien sûr ils verront pas que de la joie, bien sûr ils verront de la merde, et de la maladie, et de la mort. Et alors ? On ne peut quand même pas vivre toute sa vie dans L’Île aux enfants…
Bêtement, je m’étonnai qu’elle connaisse « L’Île aux enfants ».
– Mais qu’est-ce que vous croyez ? Mes petites nièces regardaient ça… Enfin, quand elles venaient chez moi, rarement, on avait mieux à faire. Et puis, vous savez, à l’époque, ici, il y avait la télévision aussi, et on était pas assez nombreuses pour éviter que les vieux restent devant la télévision de longs moments. Ah, la télévision, ça reste quand même ce qu’on a trouvé de mieux pour occuper les gens – pas que les vieux, d’ailleurs, les enfants c’est pareil – quand on n’a rien d’autre à leur proposer, vous ne croyez pas ? Vous devez trouver que j’exagère, n’est-ce pas ? C’est vrai que, si on m’écoutait, la télévision à haute dose, ce serait seulement sur ordonnance. Parce que ça fait le même effet sur le cerveau que des médicaments, vous savez.
Mais c’est vrai que « L’Île aux enfants », je l’aurais oubliée si ça ne m’avait pas fait penser, à l’époque, à l’Île aux plaisirs de Pinocchio. Vous n’avez pas dû lire Pinocchio, vous. Nous on connaissait ça par cœur quand on était petites. Eh bien, l’Île aux plaisirs, où les enfants croient qu’ils peuvent avoir tout ce qu’ils désirent, les bonbons, les jouets, tout, mais peu à peu ils se transforment en âne et alors ils sont mis au travail… Eh bien, c’est pareil, vous ne croyez pas ? Si on vit trop longtemps dans ces îles, ça finit mal… Nous on connaissait ça par cœur, quand on était petites…
Je compris qu’elle avait changé d’interlocuteur et qu’elle était allée passer un moment en compagnie de Pinocchio. Je m’apprêtais à partir quand elle me rappela auprès d’elle.
– Attendez, je veux vous faire une confidence, avant que vous me quittiez. Vous avez vu, tout à l’heure, quand je marche dans le couloir, avec ma canne, je n’arrête pas de donner des petits coups contre les murs. Ils croient tous que c’est parce que je n’y vois plus très clair. En fait, à vous je peux le dire, ce sera notre secret, c’est que je les fragilise un peu chaque jour, les murs…
Peut-être, grâce à vos lecteurs, ils finiront par tomber.
Jérôme Pellissier – Paroles, 2004.