L’art de tuer Jaurès

par B. Bréville & J. Pellissier

[Article paru en 2014 dans Le Monde diplomatique]

Jean Jaurès n’a pas attendu le centième anniversaire de son assassinat pour être victime de récupérations.

Pendant la campagne présidentielle de 2007, M. Nicolas Sarkozy en avait fait une référence récurrente, allant jusqu’à prononcer son nom trente-deux fois dans un même discours : « Il récusait la lutte des classes », affirmait-il alors. Deux ans plus tard, c’est l’extrême droite qui, sur une affiche électorale, attribuait au penseur socialiste une citation frauduleuse — « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien » —, pour en conclure que « Jaurès aurait voté Front national ». L’audace de certains dirigeants politiques étant sans limites, le Parti socialiste (PS) profite actuellement des commémorations de 1914 pour comparer l’adversaire de la guerre à… M. François Hollande.

« Les choix du président sont dans la continuité de ceux de Jaurès », avance M. Henri Nallet, président de la Fondation Jean-Jaurès, dans une vidéo diffusée sur le site de l’Elysée. Cette fondation, présidée par un ancien ministre socialiste devenu cadre pour les laboratoires Servier et dirigée par le communicant Gilles Finchelstein (Havas Worldwide), est officiellement chargée d’orchestrer les célébrations du centenaire. Elle est la seule habilitée à décerner le label « 2014, année Jaurès » à toutes sortes d’initiatives, en particulier celles qu’elle a impulsées : des expositions, des conférences, des pièces de théâtre, un flambeau itinérant qui parcourt les villes du Tarn, un « cabaret brechtien »… Notoirement proche du PS, elle participe à l’entreprise lancée par M. Hollande et son entourage, qui peuvent également compter sur le soutien de multinationales. Le spectacle « socialiste » de l’année, piloté par l’ancien ministre Paul Quilès et intitulé « Une voix pour la paix », est ainsi sponsorisé par Veolia, LVMH, Eiffage, Vinci ou encore Orange (1).

Jaurès
Charmes Léandre, « Jean Jaurès à la tribune » (1903)

A première vue, la continuité entre le fondateur de L’Humanité et l’actuel président de la République n’a rien d’évident. Pour le premier, « le Parti socialiste est un parti d’opposition continue, profonde, à tout le système capitaliste, c’est-à-dire que tous nos actes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votes doivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible de l’iniquité capitaliste (2) ». Une conception plutôt éloignée de celle de M. Hollande, qui se vantait en 2012 : « La gauche a été au gouvernement pendant quinze ans au cours desquels nous avons libéralisé l’économie, ouvert les marchés à la finance et aux privatisations (3). » D’ailleurs, le président lui-même reconnaissait, dans un entretien aux Inrockuptibles (14 janvier 2012), qu’il trouvait le belliciste Georges Clemenceau « plus puissant » et « plus fécond » que le pacifiste Jaurès — « même s’il n’a pas toujours fait les bons choix ».

Pour rapprocher des personnalités aussi éloignées, deux solutions. La première consiste à « jaurésiser » M. Hollande, à le rendre plus radical, à le faire renouer avec les racines du socialisme entendu, selon les mots de son prétendu ancêtre, comme un « droit de copropriété sur les moyens de travail » et la possibilité, pour tout individu, « d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun ». Cette option risquant de manquer de vraisemblance, il fut décidé de « hollandiser » Jaurès, de vider sa pensée de toute dimension subversive.

Une telle opération ne va pas sans quelques acrobaties. On peut tout d’abord jouer sottement sur les mots. L’illustre parlementaire socialiste se disait « réformiste » ? Il aurait forcément approuvé le « pacte de responsabilité » (4), qui, selon les mots prononcés par le chef de l’Etat à Carmaux le 23 avril 2014, est « fidèle à l’esprit de la réforme, à l’esprit de la conquête, à l’esprit de l’ambition que Jaurès pouvait avoir en son temps ». Evidemment, le concept n’a pas le même sens dans la bouche des deux hommes. Quand l’actuel président de la République « réforme » en se soumettant à la volonté des employeurs de « baisser le coût du travail », celui du premier Parti socialiste de l’histoire de France prônait « des réformes, mais nettement orientées vers la propriété sociale », et destinées à « faire peu à peu éclater les cadres du capitalisme » (5).

Autre procédé possible : hisser Jaurès au rang de « grand homme », et le rendre ainsi consensuel. A en croire M. Hollande, celui qui participa à la rédaction de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905 n’est plus seulement « l’homme du socialisme », mais « l’homme de toute la France ». Même son de cloche lors d’une allocution du président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone, le 29 avril dernier : « Jean Jaurès, s’il est une figure tutélaire, d’inspiration permanente pour la gauche française, est une épaisseur historique qui appartient à toute la nation. » Quant à l’historien Rémy Pech, il considère dans La Dépêche (23 mars 2014) que nous sommes tous « les héritiers de Clemenceau. Et de Jaurès. Les combats qu’ils ont menés sont maintenant intégrés. Tous les partis politiques républicains peuvent se réclamer de ces grands hommes ». Mais le second voulait placer l’armée sous le contrôle du peuple, supprimer les castes et les classes, abolir le salariat. Combien de partis revendiquent un tel programme ?

De toute façon, les médias et les dirigeants politiques préfèrent ne pas mentionner ces aspects de la pensée jaurésienne, pour se focaliser sur ses facettes les plus inoffensives. Exit la « lutte des classes » : l’expression est absente du discours de M. Hollande lançant l’« année Jaurès », de celui du premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis, de l’exposition organisée aux Archives nationales, etc. Place à la « dimension humaine du personnage », pour reprendre les mots du président socialiste du conseil général de Tarn-et-Garonne (6). On peut ainsi louer le chroniqueur de La Dépêche du Midi « qui était son journal », selon M. Jean-Michel Baylet, et non celui qui fonda L’Humanité pour contrer une « presse vénale (…) aux mains du pouvoir ou des financiers (7) » ; célébrer l’amoureux du Tarn plutôt que le militant politique qui analysait le monde au prisme de la « lutte incessante du salarié qui veut affirmer sa liberté et du capitaliste qui veut le tenir dans sa dépendance (8) » ; glorifier le critique littéraire prolixe, mais taire ses combats contre l’« Internationale des obus et des profits » ; encenser le brillant orateur et oublier son anticolonialisme visionnaire, qui l’amena à se demander en 1912 : « Qui aura le droit de s’indigner (…) si les violences auxquelles se livre l’Europe en Afrique achèvent d’exaspérer la fibre blessée des musulmans, si l’islam un jour répond par un fanatisme et une vaste révolte à l’universelle agression (9)  ? »

Le personnage célébré en 2014 permet de taire l’homme détesté, insulté, menacé, caricaturé au début du XXe siècle ; celui qui fut en butte à la haine constante des nationalistes comme des affairistes, des cléricaux, des colonialistes, des antisémites, des militaristes, des diplomates, et de toute leur presse. Tous ceux auxquels il s’adressait en 1913, à la Chambre : « Dans vos journaux, dans vos articles, chez ceux qui vous soutiennent, il y a contre nous, vous m’entendez, un perpétuel appel à l’assassinat. »

Jaurès, nous explique-t-on souvent, serait mort à cause de son pacifisme. Il a été « assassiné par la guerre », selon M. Cambadélis ; tué par un « fanatique », d’après M. Hollande. Il est fort pratique de dénoncer un acte individuel, quand c’est toute une partie de la France, ses écrivains, ses députés, sa presse et jusqu’à l’entourage de son président Raymond Poincaré, qui criait, murmurait, écrivait son souhait de le voir mort. Une France revancharde qui, en 1919, acquitte son assassin et condamne sa femme aux dépens (10).

En 1924, afin d’afficher l’image d’une gauche unie, le gouvernement d’Edouard Herriot décide le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon (11). Le député communiste Renaud Jean y voit une supercherie visant à « dissimuler derrière son grand nom la carence d’une majorité qui déçoit tous les jours les espoirs que les travailleurs avaient placés en elle ». « Ainsi, poursuit-il, les prêtres des religions décadentes, à mesure que leur flamme s’éteint, que leur foi s’abolit, multiplient les images saintes à l’usage des fidèles leurrés. » Quatre-vingt-dix ans plus tard, le constat n’a pas pris une ride.

B. Bréville & J. Pellissier (Autrice de la pièce Rallumer tous les soleils. Jaurès ou la nécessité du combat, Editions de l’Amandier, 2014).


(1) Il y a vingt ans, M. Quilès présentait déjà un spectacle son et lumière sur Jaurès dans sa circonscription. Lire Serge Halimi, « La tranquillité perturbée de Jean Jaurès », Le Monde diplomatique, septembre 1994.

(2) Lille, 26 novembre 1900. Tous les textes de Jaurès cités dans cet article sont accessibles en ligne, sur le site www.jaures.eu

(3) Le Monde, 29 février 2012.

(4) Lire Frédéric Lordon, « Les entreprises ne créent pas l’emploi », Le Monde diplomatique, mars 2014.

(5) Préface au recueil « Etudes socialistes », Les Cahiers de la quinzaine, Paris, 1901.

(6) Entretien avec M. Thierry Carcenac, La Dépêche, Toulouse, 8 février 2014.

(7) Plaidoirie lors du procès du journal Le Chambard, 4 novembre1894.

(8) Lille, 26 novembre 1900.

(9) « L’ordre sanglant », L’Humanité, Paris, 22 avril 1912.

(10) Condamnation à payer tout ou partie des frais d’un procès.

(11) Sur le transfert des cendres de Jaurès, lire Paul Nizan, « Tous au Panthéon », Le Monde diplomatique, septembre 1994.

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