Chacun sa nuit

Texte paru dans la revue Gérontologie et société en avril 2006, lors d’un numéro consacré au thème de la nuit.

Chacun sa nuit

La nuit et moi, depuis soixante-seize ans, c’est toute une histoire. Je me couche toujours quand les lumières de mon village s’éteignent, à onze heures en hiver, à minuit en été. J’aime ce moment où tout s’apaise, où tout se tait. On entend plus, on écoute. J’ai toujours cru que même les guerres faisaient trêve en cet instant, et pourtant, je me souviens, c’était la nuit que notre région était bombardée. Il n’empêche, la nuit a toujours été mon refuge.

J’aime cette heure de grand relâchement. Comme si les bruits du jour, les lumières du jour, les gestes du jour, enfin faisaient table rase des écrans et des voiles, nous laissaient entiers aux plaisirs de la nuit. Les miens sont devenus un rituel, un tour du propriétaire, avec mon jardin, ma maison, ma chambre, mon corps – est-ce qu’à la fin je les distingue encore ?

Mais je dois dire que cela dépend des nuits. Il y a les nuits où je suis en moi. Ces nuits-là, tout commence par les bruits. Je m’écoute respirer, puis quand je mets la tête sur le côté, là, dans le creux de l’oreille, il y a les battements de mon cœur ; puis le frottement d’un pied ou d’une main sur le drap, amplifié par le matelas. Ça me rappelle, il y a quelques années, j’avais un matelas qui contenait des ressorts. C’était magique. Pas un mouvement, pas même ma respiration, qui ne provoquait les ressorts. Ma petite musique de nuit. Mon mari a fini par le changer, il avait du mal à s’endormir tellement je jouais.

Ces nuits-là, oserai-je vous l’avouer que ces nuits-là, comme il y a soixante-dix ans, je pose mes doigts sur mes paupières, j’appuie un peu, et j’attends. Et ce que je vois est toujours aussi étonnant, est toujours aussi différent, qu’il y a soixante-dix ans. Je ne m’en suis toujours pas remise, de ces mosaïques qui dansent sous mes paupières.

Et puis il y a les autres nuits, où c’est autour de moi que tout semble vibrer. Alors, je dépends beaucoup des insectes et des chouettes, de la lune et des nuages. Ils font la musique et le ciel de la chambre – mais les plus belles nuits dehors me peignent un ciel monotone, blanc laiteux et immobile. Finalement, quand je suis dans mon lit, j’aime assez que la tempête tourne autour de la maison. Elle m’appelle au dehors, m’éclaire ce que le vent fait bruisser : je vois les branches du chêne frapper le zinc de la gouttière, les pignes qui tombent sur les dalles de la terrasse, les grands pins qui remuent la colline. Oui, le vent éclaire la nuit.

Mais je parle, je parle… De toutes façons, le reste, je ne veux pas vous en parler. C’est tellement intime, la position qui nous endort, la position qui nous réveille. Mais plus qu’avant, ce sont des douleurs qui décident maintenant pour moi. Enfin, quand elles se calment, je retrouve ma géographie du sommeil – et les matins où je ne sais pas trop comment je vais, il me suffit de regarder si je me suis enfouie dans le lit ou si je suis restée bien droite, allongée sur le dos, pour savoir si j’ai besoin, ce jour-là, de me couver un peu, ou si je suis assez forte pour affronter le monde…

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C’est sa nuit. Nuit d’angoisse. Nuit petite mort qui revient chaque soir – quand le sommeil l’enserre progressivement, comme un engourdissement, comme une paralysie, comme un étouffement. Déjà se confondent les lieux, déjà il ne peut plus bouger ses membres, mais assez de clarté encore pour se sentir partir. Pour se sentir mourir. Nuit que je lui souhaite d’une traite – sans réveil. S’il se réveille, c’est la panique. Il ne sait plus où il est, il n’a pas le temps de remonter de quatre-vingt-cinq ans de rêves pour reconnaître cette chambre étrange. Ce qu’il sent, c’est l’oppression, ce lieu clos et noir, lui qui avait toujours à demi dormi à la belle étoile ; il lui faut se lever, sortir. Mais son corps est bloqué par la ceinture qui l’attache au lit, ses jambes se cognent contre la barrière, qu’il cherche de la main, qu’il saisit à plein poing, qu’il secoue. Parfois il s’arrête là, quelques minutes après – je ne sais pas pourquoi. Parfois il continue. Ce sont ces nuits où remonte en lui le jour lointain de l’accident ; il a manqué mourir dans une voiture, portes bloquées. Ce sont ces nuits où plus rien alors, jusqu’à l’aube, ne tait son cri.

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À chaque fois que je voyais cette dame le matin, quand j’allais à son étage, elle m’accrochait le bras en me disant : « Ils viennent toutes les nuits ! Je vous jure, ils viennent toutes les nuits ! » Comme elle était un peu désorientée, c’est vrai que je n’avais pas fais attention. « Ils », ce devait être dans sa tête, dans ses cauchemars sans doute, tant elle semblait avoir peur d’eux.

J’ai compris plusieurs semaines après, une nuit où je suis resté dans mon établissement et où j’ai assisté à la tournée des changes. Je le savais, bien sûr, mais je n’avais jamais réalisé. Les aides soignantes sont entrées dans la chambre, en faisant du bruit, forcément. Elles ont allumé la lumière pour pouvoir travailler. Puis elles ont soulevé le drap et la couverture pour regarder si cette dame avait besoin qu’on change sa protection.

Je ne suis pas prêt d’oublier son visage. Je ne sais pas au juste ce qui l’avait réveillé – les bruits secs, la lumière soudaine, le dénudement, la main de l’A.S. vers son bas ventre – mais j’ai compris en la voyant qu’elle se sentait agressée, chaque nuit, deux fois par nuit, avec à chaque fois le même réveil en sursaut, sans doute à peine le temps de réaliser où elle est, du froid sur son corps, des mains sur son corps. Entre nous, quand j’y repense, je suis même étonné qu’il n’y ait pas eu plus de nos résidents réagissant violemment. Je crois que je hurlerai, moi, si on me faisait ça.

Toujours est-il que je me suis alors interrogé. Et j’ai découvert, lentement à l’époque, ce que l’on peut savoir assez vite maintenant : qu’il n’y a pas de raisons de réveiller des vieux pour les changer (on ne le fait pas avec nos enfants, pourquoi le ferait-on avec eux ?) ; qu’il n’existe que quelques rares situations où un change rapide s’impose ; qu’il suffit simplement de changer ceux qui le demande, ceux que cela a réveillé. Bref, que le respect et la qualité du sommeil passent avant tout.

Finalement, nous avons été un des premiers établissements, en France, à mettre fin à cette pratique. Nous sommes de plus en plus nombreux, maintenant. Heureusement : vous imaginez ces nuits, deux fois par nuit ?

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Mes nuits, elles ne seront plus jamais pareilles. Tout a changé. Tout a changé depuis que je suis dans ce fauteuil que je ne peux pas faire rouler moi-même. Avant, le soir, c’était bien simple : après le dîner à dix-neuf heures, je regardais les informations avec les autres, puis on se retrouvait toujours à quatre ou cinq pour jouer, en général à la belotte. De sacrées parties qui parfois se terminaient tard, comme autrefois (enfin autrefois, y’avait pas mal de nuits blanches ; ça maintenant, c’est trop dur), et on allait se coucher sur la pointe des pieds (enfin, sur la pointe des pieds, à mon âge, c’est une façon de parler, je devrais dire en glissant doucement), et tout allait pour le mieux. Et voilà qu’un jour je tombe, que je me casse quelques os, qu’à la sortie de l’hôpital les os cassés sont réparés mais que tout le reste va moins bien, que du coup je retombe, enfin, bref, je me retrouve dans mon bolide, comme vous pouvez le voir, et pas capable tout seul d’en sortir pour me coucher. Et bien figurez-vous que cette histoire – moi je me disais que c’était pas drôle, mais qu’enfin ça n’allait pas non plus me pourrir la vie, y’a un moment que je ne courre plus les champs ou les rues –, et bien cette histoire a tout changé.

Les parties de belotes – c’est pour ça que je vous en parlais, parce que c’était la nuit et que c’est le plus dur de tout ce qui a disparu –, les parties de belote, c’est fini. Le dîner avec les autres aussi, d’ailleurs. Parce que comme je ne suis plus capable de me coucher seul, et que c’est ceux qui travaillent l’après-midi qui doivent me coucher, ils me couchent juste avant le dîner. J’ai bien essayé de faire venir les autres dans ma chambre, mais c’est trop petit, et puis on joue pas aux cartes en chuchotant. J’ai demandé, et croyez moi plusieurs fois, si vraiment il n’y avait pas moyen. Il y a quand même deux personnes le soir, qui pourraient m’aider à me coucher. Mais ce n’est pas possible. Et c’est pas une question de temps, ça on ne me la fera pas, puisque parfois l’une d’elles faisait un bout de partie avec nous. Vous savez ce qu’ils m’ont répondu : « Ce n’est pas possible. Vous vous rendez compte si tout le monde demandait comme vous. »

Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. Mes nuits, elles sont bien longues, maintenant. De dix-huit heures à sept heures du matin, dans mon lit, sans pouvoir en sortir. Moi qui n’ai jamais dormi plus de sept ou huit heures. Si j’avais su qu’en perdant ses jambes, on perdait tout…

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Est-ce que j’ai bien dit aux enfants qu’il fallait penser à acheter des lys dimanche, pour l’anniversaire de Suzie ? Elle adore les lys, ce sont ses fleurs préférées. Je suis presque sûre d’avoir oublié avec ma tête qui s’échappe un peu. Il faut absolument que je leur téléphone demain. Ne pas oublier. Comment faire ?

À vingt heures, pour la première fois ce soir-là, madame T. appuya sur la sonnette.

À vingt heures trois, pour la première fois ce soir-là, mademoiselle S. vint la voir. Elle la rassura, nota sur un papier le coup de fil à passer et le posa bien en évidence sur la table de nuit.

Cinquante ans d’anniversaires, Suzie, je n’en ai pas raté un. Mais c’est la première fois que je n’aurai pas de cadeau. Avec mes mains comme ça, je ne peux plus en faire. Si au moins, oh oui, je sais, il faut que je leur demande si on ne peut pas faire un gâteau ici, dimanche. Ce serait de ma part. Les mains vides, ce n’est pas possible.

À vingt heures vingt, pour la deuxième fois ce soir-là, madame T. appuya sur la sonnette.

À vingt heures vingt-deux, pour la deuxième fois ce soir-là, mademoiselle S. vint la voir. Elle la rassura – oui, on pourrait sûrement faire un gâteau dimanche. Un anniversaire sans gâteau, c’est vrai que c’est triste. Tout se passerait bien dimanche. Mais il faudrait qu’elle dorme maintenant, pour être bien en forme dimanche.

Oui, il faut que je sois en forme pour dimanche. J’espère qu’il fera beau. C’est quand même plus gai pour les enfants de venir ici quand il fait beau. On peut aller dehors, et les petits peuvent courir sur la pelouse. Mais s’il pleut… Est-ce que les enfants viendront quand même, ils vont peut-être s’imaginer que ce n’est pas possible, dedans, de se réunir pour l’anniversaire. Mon dieu, s’ils ne venaient pas. S’ils ne viennent pas !

À vingt heures vingt-huit, pour la troisième fois ce soir-là, madame T. appuya sur la sonnette.

À vingt heures trente et une, pour la troisième fois ce soir-là, mademoiselle S. vint la voir. Elle la rassura rapidement – bien sûr que ses enfants allaient venir – et lui expliqua qu’il ne fallait pas qu’elle l’appelle ainsi tout le temps, que la sonnette c’était vraiment pour les choses graves, pour les urgences, qu’elle ne pouvait pas, elle, se déplacer ainsi sans arrêt… Madame T. s’excusa.

Elle a raison, la petite. Je la dérange. Mais il faut dire que c’est drôlement compliqué d’organiser tout ça, je voudrais tant que tout se passe bien. Elle a toujours été tellement gentille avec moi Suzie. Mais il faut que je dorme, maintenant, la petite a raison, si je veux être en forme pour dimanche. D’ici là, il faudra tout préparer, pour que… Les lys ! Je suis sûre que personne n’a pensé aux lys. Ça, je ne me le pardonnerais pas, un anniversaire de Suzie sans ses lys.

Vers vingt trois heures, ce soir-là, mademoiselle S., après s’être efforcée de rassurer Madame T. pour la huitième fois, plaça la sonnette hors de portée de la vieille dame. Elle n’avait pas le choix, elle ne pouvait quand même pas arrêter son travail tout le temps pour rien – les sonnettes, c’est pour les choses graves, et il y a quand même des choses plus graves sur terre que les détails de l’anniversaire de la filleule de Madame T.

Peu avant minuit, ce soir-là, Madame T. se demanda si son ensemble bleu était prêt pour dimanche. Sa main chercha en vain la sonnette.

Pas la sonnette et s’il m’arrive quelque chose comment je vais faire personne n’est là et elles doivent être au fond du couloir même si j’appelle elles ne m’entendront pas. Oh mon dieu, s’il arrivait quelque chose, personne ne viendrait. Je dois l’atteindre. Non, je ne sens rien, elle a dû tomber, ou se bloquer de l’autre côté de la table de nuit. Il faut que je me lève, que je les prévienne, je ne peux pas rester comme ça, c’est trop dangereux.

Juste après minuit, ce soir-là, madame T. tomba de son lit en cherchant à en sortir. La barrière, qui avait augmenté la hauteur de la chute, lui permit néanmoins de s’accrocher quelques instants et d’atténuer ainsi le choc. Elle ne se blessa pas, mais n’eut pas la force de se relever, ni d’appeler. Et la sonnette restait introuvable.

À une heure, elle cessa de la chercher.
À deux heures, elle n’essaya plus de ramper vers la porte.
À trois heures, elle pensa qu’avec ce qui lui arrivait-là, ils allaient sûrement annuler l’anniversaire de Suzie.
À quatre heures, elle pensa qu’ils l’avaient, tous, de toutes façons, abandonnée.
À six heures, elle pensa qu’elle était morte.

Le médecin qui l’examina le matin fut rassurant : aucune blessure, pas de douleur, tout allait bien. Il expliqua aux enfants de madame T. qu’il craignait néanmoins un accident vasculaire ou…, ou…, comment comprendre autrement qu’elle ne parle plus, qu’elle ferme tout le temps les yeux.

Madame T. mourut le dimanche soir, tandis que sa famille fêtait, non loin de là, l’anniversaire de Suzie.

**

Depuis que je suis aide-soignante, j’ai toujours préféré travailler la nuit. Ici, quand je suis arrivée, j’ai travaillé quelques semaines de jour, puis je n’ai plus fait que la nuit. Je ne sais pas trop pourquoi, d’ailleurs. Le calme, un peu peut-être, mais en même temps, faudrait pas croire qu’il ne se passe rien la nuit. Ici, la plupart des résidents sont Alzheimer, et la nuit, ils ne sont pas calmes. Parfois, c’est même le contraire. Les collègues du matin, quand ils voient certaines vieilles dames somnoler, ils croient que j’ai passé la nuit à bouquiner pendant qu’elles dormaient. Ils réalisent pas que si ces dames somnolent le matin, c’est parce qu’elles ont à peine dormi de la nuit.

Oui, la nuit, y’en a pas mal qui se baladent. C’est pas comme dans l’établissement où j’ai commencé, il y a vingt ans. Là bas, la nuit, c’était sommeil, immobilité et silence, obligé. Quasiment tous les résidents avaient des somnifères. Interdit de faire autre chose la nuit que dormir. Ah, les somnifères… Je me souviens qu’on ne savait pas qu’ils agissaient sur l’endormissement, et non sur le sommeil. Du coup, il nous arrivait de réveiller des résidents pour leur donner leur somnifère. Et puis, vous imaginez, on ne comprenait pas pourquoi tous ceux qui prenaient des somnifères se réveillaient quand même (et pas toujours doucement) quand on les changeait.

Oui, malgré les somnifères, il y en avait pas mal de réveillés. Mais ils ne pouvaient pas faire grand chose, à part crier – ils ne s’en privaient pas, d’ailleurs. Tous les lits avaient des barrières et quand ça ne suffisait pas – parce que plusieurs en sortaient quand même –, on les attachait à leur lit, les poignets liés. Je peux le dire maintenant, il y a des nuits, avec ma collègue de l’époque, on descendait de longs moments au rez-de-chaussée, loin, le plus loin possible des vieux qui criaient et de ceux qui cognaient contre les barrières.

Quand je pense à ça, maintenant, j’ai l’impression d’un cauchemar…
Je n’ai rien vu ici de ce que j’avais vécu là-bas. Il faut dire qu’ici, c’est quand même un peu exceptionnel, tout ce qui a été fait par rapport à la nuit. Déjà, nos résidents, ils dorment bien dans l’ensemble, parce qu’ils peuvent être actifs dans la journée, que le jardin est toujours ouvert, qu’il y a des activités, tout ça. Ils regardent pas Derrick en boucle toute l’après-midi, quoi. Et puis on a retardé l’heure du dîner et du coucher (ça n’avait pas de sens, dans l’autre établissement, des « nuits » de dix-huit heures. Vous ne me croyez pas ? Et pourtant, pas tout le monde, mais les grabataires, ils étaient levés vers dix heures, quand les toilettes étaient finies, et couchés vers seize heures. Vous voyez, dix-huit heures dans le lit, sans en sortir. Après, forcément, nous on se plaignait qu’ils appellent tout le temps pour rien, ou qu’ils crient. Mais qu’est-ce qu’ils pouvaient faire d’autre ?).

On a aussi supprimé les réveils pour les changes de nuit, sauf ceux médicalement justifiés bien sûr, et toutes les contentions non prescrites (entre nous, au début, j’étais pas très partante, j’avais un peu peur, mais c’est vrai qu’on a pas eu plus de chutes embêtantes depuis. Et ça évite les accidents, j’en ai vu un en vingt ans, avec les barrières, je l’oublierai pas de sitôt, le corps sur le sol et la tête à angle droit restée coincée entre les deux demi-barrières).

Enfin, pour en revenir à votre question, avec tout ça, déjà, on a amélioré les choses. Mais attention, tout n’était pas réglé pour autant. Beaucoup avaient quand même du mal à s’endormir – alors on s’est demandé s’il n’y avait pas autre chose à essayer que les somnifères… C’est une de nos résidentes qui nous a mis sur la piste. Un jour, au moment du coucher, elle nous a traitées en riant de « fourmis surexcitées ». Comme on lui demandait pourquoi, elle nous a dépeint le coucher qu’elle voyait, elle, la maison de retraite comme une fourmilière suractive, toutes les filles occupées, pressées, stressées, toutes les lumières allumées, du bruit partout, etc. On a ri, mais du coup, on a réalisé qu’au moment du coucher, il n’y avait rien de tout ce qui peut favoriser l’endormissement, mais alors rien, ni silence, ni lumières baissées ou éteintes, ni calme… Alors depuis, les couchers s’étalent davantage, certains sont faits par l’équipe de l’après-midi, d’autres par celle de nuit. Et on peut les faire beaucoup plus doucement, de manière beaucoup plus apaisante.

À côté, dans le service Alzheimer, je ne sais pas si on vous l’a dit, ils sont allés encore plus loin. Comme presque tous leurs résidents ne comprennent pas quand c’est l’heure de se coucher, qu’ils le comprennent d’autant moins qu’ils voient des soignants en plein rush, etc., et bien à une certaine heure, les collègues se mettent en robes de chambre et en pantoufles, baissent les lumières, commencent à bailler et à se souhaiter calmement « bonne nuit » et tout ce rituel-là. Et ça marche bien.

Je crois que je vous ai dit le principal. Bien sûr, la nuit, on s’est arrangé pour que les résidents puissent se balader au rez-de-chaussée, puissent regarder un moment la télé, manger un fruit ou des biscuits – on a eu un monsieur, il n’y a pas longtemps, c’est son dîner entier qu’on laissait en bas la nuit ; à sept heures du soir, il refusait toujours de dîner ; et la nuit, vers une heure du matin, il descendait et il mangeait tout.

Voilà. Et puis, mais vous vous en doutez, cela va avec, ce qu’on a fait avec la nuit reflète ce qu’on a fait avec le jour. Mais si je commence à vous en parler, là, on n’a pas fini. Enfin, en gros, comme on ne force personne à dormir le soir, on ne force personne à se réveiller le matin. Ici, il n’y a plus de réveils imposés à l’aube pour la toilette ou le petit déjeuner. Ici, chacun sa nuit, chacun sa journée.

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Maman était à l’hôpital depuis quatre jours. À un moment, nous avons tous compris qu’elle allait mourir dans la nuit, le médecin a eu à peine besoin de nous le dire. Il devait être dix-neuf heures. J’ai demandé à passer la nuit dans la chambre de maman, je pouvais rester dans le fauteuil. « C’est interdit », m’ont-ils dit.

Quand nous sommes arrivés le lendemain, maman n’était même plus dans sa chambre. Je n’oublierai jamais ce sous-sol où ils l’avaient mise.
Dites-moi, monsieur, est-ce qu’ils savent ce qu’ils font ?

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Madame G. aime ses nuits plus que ses jours. Des nuits étonnamment peuplées, des nuits claires de la lumière de son passé ; elle s’y coule en entrant dans sa chambre, en se glissant dans son lit, en savourant le moment où elle éteint. Ils l’attendaient, ils sont là, tous les êtres de sa vie. Elle n’en doute pas : elle n’a rien oublié d’eux. Il faut dire qu’ils sont tellement présents, dès la nuit levée. Dans la journée, entre l’animation et les animations, les autres, les visites, les soins, c’est un vrai moulin cette maison de retraite, bref, dans la journée ils ne viennent pas. Non, je vous le dit : ils préfèrent l’attendre dans sa chambre, quand la nuit se lève. Elle est en paix avec eux. Il faut dire qu’ils ressemblent à des anges, qu’ils semblent tous parfaits – sans doute parce qu’elle était très petite quand ses parents sont morts, qu’elle n’était pas très vieille quand son enfant les a rejoints. Elle n’a que de l’amour a leur dire, elle n’a que de l’amour à en entendre. Le matin, quand les vivants la réveillent, elle revient parmi nous, sans déplaisir, mais à je ne sais quoi dans ses mouvements, dans son regard, on sent qu’elle quitte sa nuit comme d’autres quittent leur maison le matin, parenthèse nécessaire avant de retrouver, le soir venu, les siens.

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Cela faisait une semaine que Robinson Crusoé n’avait plus vu un autre humain ; qu’il n’était plus sorti du fond de cette petite pièce où la lumière du jour ne pénétrait pas. Lui n’aurait su dire depuis combien de temps il était là, combien de journées et de nuits s’étaient succédées. Il se souvenait juste d’avoir mangé plusieurs fois, piochant au hasard dans les réserves apportées quand il s’était réfugié dans ce lieu, quand il s’était allongé sur ce lit. Une fois, il essaya de se rappeler le moment où le naufrage avait eu lieu. En vain. Tous ces souvenirs, tous ces repères, la nuit, le jour, toutes ces sensations bientôt, de faim, de soif, n’avaient plus guère de sens. Quand on est seul ainsi, quand on ne parle plus jamais à haute voix, quand on n’est plus regardé, quand on n’est plus touché, à quoi bon.

Robinson Crusoé mourut le 9 août 2003.

Parmi les enfants du quartier qui, quelques semaines auparavant, avaient surnommé « Robinson Crusoé » ce vieux monsieur, aucun ne s’appelait Vendredi.

Jérôme Pellissier – Chacun sa nuit, 2006.

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