Texte paru dans la revue Hommes et libertés, juste après la canicule d’août 2003.
Comment expliquer que la canicule de cet été ait pu provoquer tant de morts parmi les personnes âgées vivant à domicile comme en institution ? Est-il pertinent, comme l’a fait immédiatement le gouvernement, d’accuser le manque de solidarité de la population ?
Actuellement, il existe environ en France douze millions de personnes dites âgées, c’est-à-dire de plus de soixante ans (soulignons en passant l’absurdité de cette catégorisation, qui utilise depuis deux siècles l’âge de soixante ans comme “ âge d’entrée dans la vieillesse ” alors qu’il ne correspond plus, ni en terme d’espérance de vie, ni en terme d’état de santé, à la réalité). Parmi elles, environ un million et demi n’ont pas de famille. Parmi celles qui en ont, beaucoup vivent éloignées de leurs enfants et souffrent de ne pouvoir matériellement, quand elles le veulent, se rapprocher des leurs.
Actuellement, le nombre de maisons de retraite est nettement insuffisant. Au moins vingt pour cent de celles qui existent devraient être fermées parce qu’elles n’offrent pas à leurs résidents des conditions de vie correctes. Les autres se débrouillent comme elles peuvent avec des situations de sous-effectif permanent, des bâtiments parfois vétustes ou mal construits (il fait souvent plus de trente-cinq degrés, tous les étés, dans les derniers étages de nombreux établissements), des personnels insuffisamment formés. Dans ces situations, la maison de retraite n’est plus un lieu de vie : elle est ressentie par ceux qui y vivent comme par ceux qui y travaillent comme un lieu de garde, où l’on a seulement le temps et les moyens de maintenir vivants des corps sans se préoccuper des personnes. La vie sociale, culturelle, politique, y est quasi inexistante.
Actuellement, les vieux qui vivent à domicile payent les conséquences de quarante ans d’indifférence étatique : la politique de “ maintien à domicile ”, rarement accompagnée d’une politique de “ soutien à domicile ”, aboutit à laisser de nombreux vieux – en particulier les vieux pauvres – survivre sans les aides et les soins nécessaires. Contrairement aux adaptations réalisées dans certains pays du Nord de l’Europe, les habitats et les environnements n’ont jamais été pensés, en France, pour pouvoir répondre aussi aux besoins des personnes âgées. Beaucoup d’entre elles s’enferment chez elles parce que leur immeuble, leur quartier, leur ville, ne leur permettent pas de se déplacer aisément et ne leur offrent pas de lieux de sociabilité.
Actuellement, à l’exception de quelques services (pédiatrie, maternité…), les hôpitaux et les cabinets de généralistes reçoivent en majorité des vieux. Pourtant, aujourd’hui même, une majorité d’hospitaliers et de généralistes terminent leurs études sans avoir eu de véritable enseignement de gériatrie, autrement dit sans connaître précisément les spécificités des sujets âgés. Combien de médecins ignoraient encore en juin que le vieillissement peut s’accompagner de la perte de la sensation de soif, combien ignorent encore que les doses données par le Vidal pour un adulte doivent être diminuées pour un vieux, ou qu’on entre en terrain dangereux au-delà de trois médicaments ?
Actuellement, faute de soutien et de reconnaissance, les familles qui prennent soin de leurs aînés dépendants le font généralement au détriment de leur équilibre familial, de leur état de santé, de leur vie sociale et professionnelle. La solidarité, vue par le libéralisme, impliquerait-elle le sacrifice ?
L’hécatombe de cet été témoigne donc d’abord qu’avant d’accuser les institutions ou les familles de manquer d’efficacité ou de solidarité, il faut leur donner les moyens d’être efficaces et solidaires. Il est urgent, en effet, que les personnes âgées puissent matériellement vivre dignement et accéder aux aides et aux soins nécessaires, quels que soient la période de l’année et le temps qu’il fait.
Est-ce pour autant suffisant ?
Peut-on se contenter de penser que ce sont seulement la chaleur ou le froid, le manque de nourriture ou de médicaments, qui mènent tant de personnes âgées à devenir dépressives (on parle de plus de vingt pour cent de personnes dépressives parmi celles qui vivent à domicile, de cinquante pour cent parmi celles qui vivent en établissement), à se laisser mourir ou à se suicider, particulièrement à Noël et lors de la Fête des mères (le taux de suicide le plus élevé est celui des plus de soixante-quinze ans) ? Peut-on se contenter d’estimer que c’est seulement le manque de moyens qui empêche des familles de téléphoner ou de rendre visite à leurs aînés ? Peut-on se contenter de considérer que c’est seulement le manque de personnels qui rend souvent pathogène et désespérante la vie en institution ? Peut-on se contenter de croire que c’est seulement par manque de ressources que de nombreuses personnes vivent les vingt ou trente dernières années de leur vie sans participer socialement, culturellement, politiquement, à la vie de leur société ?
De plus en plus d’individus sont mis au chômage avant d’arriver à l’âge de la retraite. A-t-on bien mesuré quelles en sont les conséquences ? A-t-on bien compris qu’une femme exclue du marché du travail à cinquante-cinq ans voit devant un elle un avenir probable de trente, voire de quarante ans ou plus, pendant lesquels la société dans laquelle elle vit n’attendra plus rien d’elle. Trente ou quarante ans… pour faire quoi quand on ne possède pas les moyens financiers d’être un de ces “ seniors ” courtisés par les publicitaires pour acheter des loisirs et des “ biens culturels ” ? Pour faire quoi quand le métier exercé n’a pas donné les moyens intellectuels de développer son autonomie, de prendre en charge son propre destin, de s’investir en dehors du cadre professionnel ? Pour faire quoi quand de nombreuses associations rechignent à accepter les bénévoles âgés ?
Il ne suffit pas de donner les moyens matériels d’exister pour maintenir le désir de vivre. Beaucoup de vieux accèdent aux aides et aux soins que leur état physique nécessite. Mais c’est tout. Réduits à leurs seuls besoins physiologiques, ces vieux sont ignorés comme personnes et comme citoyens. La recherche des responsabilités qui ont accentué l’hécatombe de cet été ne doit donc pas masquer la réalité : tous les jours des vieux meurent à cause de manques. Manque de soins, mais aussi manque de sens. La mort physique des uns ne doit pas masquer la mort sociale des autres. La prévisible hécatombe de cet été pose donc également la question de la place que notre société réserve aux vieux.
À force de ne pas affronter notre peur de la vieillesse et de la mort, nous nous sommes cachés que nous serons bientôt tous vieux et nous avons caché ces vieux qui nous le rappellent, ainsi que celles et ceux, familles, aidants, soignants, qui en sont proches.
À force d’intégrer la conception marchande de l’homme, nous avons perdu le sens de la valeur humaine de tous ceux qui ne sont plus économiquement utiles, efficaces et performants.
En conséquence, notre perception des personnes âgées se réduit généralement à un ensemble de clichés et de stéréotypes, aussi faux que stigmatisants. Le plus souvent considérées comme des “ adultes diminués ”, uniquement en fonction de leurs déficits et de leurs manques, elles sont de surcroît régulièrement accusées d’être dépassées, réfractaires au “ progrès ”, réactionnaires, inadaptées, etc. Au mieux leur accorde-t-on d’être des réservoirs de mémoires, révélant ainsi que nous n’attendons plus d’elles qu’elles soient acteurs de leur présent et de leur avenir, du présent et de l’avenir d’une société que nous sommes censés construire tous, quel que soit notre âge. Combien d’entre nous n’en doutent pas : si les vieux restent sur le bord de la route, ce n’est pas parce que notre société rejette ceux qu’elles jugent inaptes, c’est simplement parce que les vieux, comme l’écrivait Alfred Sauvy en 1946, ne peuvent “ s’adapter à la marche du monde ”.
Dans les débats actuels, comme dans tous les débats sur la “ politique vieillesse ”, sur les besoins, en institution comme à domicile, les voix les moins entendues sont celles des personnes âgées. Or si une partie d’entre elles sont physiquement fragiles et dépendantes, une majorité sont psychiquement autonomes, c’est-à-dire libres et aptes à décider elles-mêmes de leur mode de vie. L’aurions-nous oublié ?
À cause de nous, les personnes âgées, dans leur grande majorité, souffrent de se sentir inutiles. Si nous ne leur offrons aucune possibilité d’exercer librement, comme elles le souhaitent, leurs droits sociaux, culturels et politiques, nous les condamnons au désœuvrement et à l’ennui. Et si nous n’attendons plus rien d’elles, nous finirons par ne plus vouloir rien leur donner. Rien n’empêchera alors qu’on finisse, tous, par ne plus voir dans la vieillesse qu’un “ problème économique ”, par ne plus percevoir les vieux que comme des poids, des boulets qui nous empêchent de “ vouloir et réaliser le progrès ” (toujours Sauvy). Rien n’empêchera alors que les invisibles d’aujourd’hui deviennent les indésirables de demain, que l’indifférence aux hécatombes involontaires devienne un choix d’eugénisme social. Déjà, dans certains pays, des soins ne sont plus assurés dans les hôpitaux publics au-delà d’un certain âge. Déjà, dans certains pays, l’accès même à des services hospitaliers est prioritairement réservé à ceux que leur jeunesse ou leur métier rendent socialement rentables. Déjà, ici même, se font de nouveau entendre les voix de ceux qui considèrent qu’il est indigne de vivre très vieux et qu’il vaut mieux mourir… On peut craindre le pire : une société qui se pose déjà autant, ne serait-ce que par ses choix, la question : “ À quoi sert un vieux ? ” est une société qui peut rapidement arriver à répondre : “ À rien. ”
Déjà, notre société se conduit de telle manière envers les vieux qu’elle finit par les contraindre à ressembler réellement aux stéréotypes qu’elle utilise pour les décrire.
Posons-nous la question : et si, fondamentalement, c’était elle, et non les vieux, qui validait tous ces stéréotypes ?
Imaginons un instant qu’à l’image des hommes qui la constituent, notre société possède un corps et un esprit. En termes de production et de consommation, elle est un corps très mobile et efficace, qui fabrique et consomme abondamment, et qui engendre en conséquence un nombre croissant de “ déchets ”, matériels et humains. En termes de sensibilité, de réflexion et de créativité, la situation de son esprit est moins brillante. Cette société qui reproche aux vieux de ne pas évoluer n’a toujours pas pris en compte l’évolution de la réalité des âges. Elle qui reproche aux vieux leur “ inadaptation ” ne parvient toujours pas à s’adapter, matériellement et socialement, aux besoins et aux spécificités de cette part non négligeable de sa population. Elle qui reproche aux vieux leur mauvaise assimilation du “ progrès technique ” passe la moitié de son temps à en réparer les dommages. Elle qui juge qu’ils ont perdu leur liberté, leur autonomie et leur dignité, ne cesse de s’enchaîner à des lois économiques qui la conduisent à renier sans arrêt les droits de l’Homme qu’elle a elle-même édictés. Elle, qui insiste sur la détérioration de leurs sens, se révèle sourde et aveugle aux souffrances de ceux qu’elle exclut.
N’est-ce pas elle, finalement, et non les vieux, qui refuse le temps qui passe, qui souffre de troubles de la mémoire (oscillant entre nostalgie commémorative et radoteuse, amnésie des zones d’ombre de son histoire et délires futuristes) et de troubles du comportements (oscillant entre régression et autoritarisme, entre violence et mollesse), qui s’identifie à ses richesses comme un avare de comédie, qui se referme peureusement sur elle-même, qui casse les vieux comme certains vieux cassent leur miroir ?
Il faut insister : il est nécessaire, si l’on ne veut pas que les vieux perdent le goût de vivre, de cesser de les contraindre à ne survivre qu’en passifs bénéficiaires de soins et de services. Pour cela, il faut repenser la vieillesse. Mais pas seulement. On ne naît pas vieux ; on vieillit dans la continuité de toutes les autres périodes de sa vie. C’est donc aussi, comme l’écrivait Simone de Beauvoir en 1970, « l’homme tout entier qu’il faut refaire, toutes les relations entre les hommes qu’il faut recréer si on veut que la condition du vieillard soit acceptable. Un homme ne devrait pas aborder la fin de sa vie les mains vides et solitaire. Si la culture n’était pas un savoir inerte, acquis une fois pour toutes puis oublié, si elle était pratique et vivante, si par elle l’individu avait sur son environnement une prise qui s’accomplirait et se renouvellerait au cours des années, à tout âge il serait un citoyen actif […]. S’il n’était pas atomisé dès l’enfance, clos et isolé parmi d’autres atomes, s’il participait à une vie collective, aussi quotidienne et essentielle que sa propre vie, il ne connaîtrait jamais l’exil. […] Quand on a compris ce qu’est la condition des vieillards, on ne saurait se contenter de réclamer une “politique de la vieillesse” plus généreuse […]. C’est tout le système qui est en jeu et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie. »
Jérôme Pellissier – 2003.