Mal-traitance et maltraitance

Réflexions sur la maltraitance


« Mal-traitance »

Des contraintes et des limites, nous en vivons tous quotidiennement. Elles imposent à notre liberté de s’arrêter où commence celle d’autrui ; elles déterminent les règles de la vie en société et en collectivité ; elles nous donnent des droits mais également des devoirs et empêchent normalement les animaux sociaux que nous sommes de se conduire sauvagement dans le seul but de satisfaire, au mépris des autres, leurs seuls plaisirs et désirs. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la contrainte et la frustration, tant qu’elles restent dans les limites du pacte social, font partie de la réalité de toute vie.

Des contraintes, limites et frustrations, les vieux en vivent de nombreuses. Parce qu’ils doivent faire face, en vieillissant, à des changements qui les obligent à faire le deuil d’une certaine forme de toute-puissance physique et psychique, de certains rôles sociaux, d’une image de soi conforme aux modèles esthétiques du moment.

Mal-aimés d’une société adolescentophile aussi angoissée par son propre vieillissement qu’obsédée par l’efficacité, la vitesse et la rentabilité, les vieux portent également les stigmates qu’elle leur inflige. Ceux-ci rendent difficile la préparation et le vécu de cette étape de leur vie qu’on leur dépeint presque systématiquement comme synonyme de déchéance et d’inutilité.

Les vieux subissent enfin les conséquences conjuguées d’une indifférence collective, d’un manque de volonté politique et d’une idéologie libérale qui ont conduit notre pays à être incapable de proposer à tous ceux qui en ont besoin de bonnes conditions de vie, d’aide ou de soin. Une longue histoire d’ignorance des spécificités du vieillissement et des personnes âgées rend de surcroît nombre d’aides et de soins peu efficaces, quand ils ne sont pas nuisibles.

Les vieux sont donc, globalement, mal traités. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas traités comme pourrait le faire une société riche, censée respecter le triple principe qui l’a fondée : de liberté, qui garantit que la tyrannie imposée ne se substitue pas aux contraintes nécessaires ; d’égalité, qui garantit la compensation sociale des inégalités naturelles ; de fraternité, qui garantit à ceux qui peuvent le moins le soutien de ceux qui peuvent le plus.

Cette « mal-traitance »-là, nous en subissons tous les conséquences : à cause d’elle, certains individus vieillissants sont exclus du monde du travail ; à cause d’elle, la perspective de la vieillesse effraie au point de conduire parfois au rejet de soi-même ; à cause d’elle, de nombreux services et établissements ne possèdent pas les moyens nécessaires pour répondre convenablement aux besoins.

Cette « mal-traitance »-là, nous en subissons tous les conséquences, mais n’oublions jamais que ceux d’entre nous qui, en raison de leur âge, de handicaps, de maladies, de traumatismes, etc., vivent dans un état de fragilité ou de vulnérabilité, la subissent encore plus fortement – parce qu’ils n’ont ni la même capacité de défense que les autres, ni la même force de résistance, ni le même pouvoir de résilience.

Pour eux, cette « mal-traitance »-là, si nous n’y prenons garde, est un considérable facteur de risque de maltraitance. C’est pourquoi il est important, face à cette « mal-traitance » qui nous touche tous, d’en partager la connaissance et le vécu. Chacun d’entre nous, qu’il soit malade ou non, résident d’une maison de retraite, fils ou fille d’un résident, soignant ou intervenant, est capable de comprendre que certaines contraintes – humaines, budgétaires, matérielles – ne permettent pas toujours de réaliser le soin parfait dans un environnement humain et matériel parfait. Le savoir, ce n’est pas admettre et se soumettre : c’est distinguer le réel de l’idéal, c’est, dans le réel, distinguer le tolérable de l’inacceptable1. Partager ce savoir, c’est créer la force commune pour tenter de changer la situation. C’est également permettre à l’acte de soin de se réaliser le moins mal possible, parce qu’à ces contraintes ne s’ajouteront pas la frustration du soignant, le ressentiment de la famille, l’incompréhension du patient.

Frontières

Nous touchons peut-être là l’une des frontières qui séparent la « mal-traitance » de la maltraitance. Prenons le manque de personnels (explication – voire excuse – à de nombreux actes maltraitants) : un nombre réellement insuffisant de personnels conduit par exemple un soignant à mettre une couche à une vieille personne continente. Est-il « mal-traitant » ou maltraitant ?

Où placer la frontière ? La notion de partage que nous avons évoquée apporte peut-être une piste de réponse. Si le soignant qui accomplit cet acte le fait silencieusement, en ne fournissant à la personne aucune explication, en lui donnant une explication mensongère (« Si vous allez aux toilettes, vous allez tomber ! »), ou en lui intimant l’ordre de faire dans sa couche, il se place du côté de la maltraitance. S’il accomplit cet acte en expliquant à la personne qu’il sait bien qu’elle n’est pas incontinente mais que, malheureusement, il ne pourra probablement pas être disponible pour l’accompagner aux toilettes au moment où elle le souhaitera, etc., il reste peut-être du côté d’une « mal-traitance » qu’il ne peut éviter. Parce qu’il partage avec la personne le fait de subir des contraintes, car ils en subissent tous les deux, au lieu de reproduire sur elle, grossier de sa propre impuissance, la « mal-traitance » professionnelle qu’il subit.

Soulignons néanmoins que la prolongation dans le temps de cette pratique, par ce soignant, son équipe, son établissement, sous le regard des familles, etc., parce qu’elle revient à ne pas lutter pour qu’elle cesse, à transformer un bricolage en norme, à inscrire cette pratique dans l’ordre naturel des choses, devient une maltraitance. Et l’on sait à quel point, dans nos institutions, nombreuses sont ainsi les maltraitances qui ne sont que des solutions d’urgence ou des arrangements temporaires enkystées et normalisées, que plus personne ne perçoit donc comme telles.

Précisons également que le partage n’est pas une solution, encore moins une acceptation. Mais tant que ces contraintes existeront, car elles ne disparaîtront pas immédiatement, il permet peut-être de ne pas transformer une situation de « mal-traitance » en un acte de maltraitance. Car, et nous y reviendrons, la position qu’occupe le vieux résident par rapport au soignant n’est pas la même que celle qu’occupe le soignant par rapport à l’institution et à la société. Là où le soignant est « mal-traité » dans son travail et son rôle, le vieux est maltraité dans son corps et dans son esprit. Là où le soignant vit une situation professionnelle difficile, le vieux endure une situation de vie difficile. Là où l’un risque le découragement, l’autre risque le désespoir. Là où l’un peut en arriver à désirer quitter son travail, l’autre peut en arriver à désirer quitter la vie. Là où l’un peut toujours, par son énergie, son courage, grâce à ses collègues, ses amis, sa famille, partager le poids des difficultés, l’autre est le plus souvent seul. Là où l’un risque d’abord de reporter sur le résident la violence qu’il subit, l’autre risque surtout de reproduire sur lui-même la violence qu’on lui fait subir.

Ne serait-ce pas alors aussi la difficulté, comme la noblesse, du métier de soignant, quand ses conditions de travail sont difficiles, de tout faire pour que le résident en subisse le moins possible les conséquences ?

Cette frontière entre « maltraitance » et « mal-traitance » n’est pas très loin de celle, évoquée dans ce livre, qui sépare la force de la violence, la contrainte de la tyrannie2. Il existe des situations où l’état d’une personne, qu’elle ait 3 ans ou 85 ans, implique le recours à la force (entendue comme puissance physique, intellectuelle ou morale) ou à la contrainte, c’est-à-dire à une puissance et à une forme de pression nécessaires pour accomplir un soin. Mais précisons : ce recours n’est légitime que si le soin obéit à une nécessité et si tout a été entrepris pour informer la personne du sens du soin et pour négocier ce soin avec elle. Sinon, en effet, la force se transforme en violence (historiquement, « abus de la force ») et la contrainte en tyrannie (« abus de pouvoir »).

Dans certaines situations, y compris de soin, chacun d’entre nous accepte de prendre appui, pour se remettre ou se soigner, sur la force d’un autre. Comme chaque parent accepte d’utiliser sa force pour fortifier son enfant. Mais il suffit parfois de peu de choses, une trop longue absence de force, un trop violent excès de force, pour détruire. Où situer la frontière ?

Pour le savoir, il faudrait délimiter un peu ce territoire qu’elle est censé entourer, autrement dit essayer de comprendre ce que recouvre ce terme de « maltraitance » que j’ai d’abord employé, comme la quasi totalité de ceux qui l’emploient depuis sa création, sans chercher à le définir…

Car il faut bien avouer que la « maltraitance » figure en haute place sur le podium de ces mots que nous utilisons couramment mais dont la définition se dérobe dès qu’on nous la demande. Pourtant, nous l’appliquons très aisément sur certains actes. Mais, malheureusement, pas sur les mêmes.

Pour l’un, c’est un soignant qui frappe un résident, pour l’autre, c’est un soignant qui tutoie un résident ; pour l’un, c’est aussi un résident qui insulte un soignant, pour l’autre, un soignant qui en frappe un autre ; pour l’un, elle est exceptionnelle ; pour l’autre, elle est partout ; pour l’un elle ne doit pas sortir de l’institution ou de la famille ; pour l’autre elle est du seul ressort de la justice…

Maltraitance

Sans doute est-il nécessaire, pour éviter que la notion, à tout vouloir dire, finisse par ne plus rien dire du tout, d’en restreindre l’usage à un certain type d’actes ou de situations. Quelques exemples nous aiderons à les déterminer.

Si un automobiliste coléreux en frappe un autre, on parlera de « coups et blessures ». Si un cambrioleur s’empare du portefeuille d’un inconnu, on parlera de « vol ». Si un infirmier frappe ou vole un résident, on parlera volontiers de maltraitance.

Si un inconnu frappe et blesse un enfant dans la rue, on parlera de « coups et blessures ». Si son père le frappe et le blesse, on parlera volontiers de maltraitance.

Parlera-t-on de maltraitance si une vieille femme se fait insulter dans la rue par un jeune homme ? Probablement pas. On parlera d’impolitesse, de manque de respect, de goujaterie, de bêtise. Si c’est un employé d’hôtel qui insulte une cliente âgée ? On évoquera en plus la faute professionnelle. Si c’est un soignant qui insulte un résident âgée ? On parlera volontiers de maltraitance (notons qu’il s’agit aussi d’un manque de respect et d’une faute professionnelle).

Autrement dit, on utilisera le terme de « maltraitance » à partir du moment où :

La personne maltraitée est faible ou vulnérable.

C’est d’ailleurs précisément parce que les victimes de mauvais traitements ou de sévices ne sont pas « en mesure de se protéger » que le législateur, nous le verrons, a inclus dans le code pénal l’obligation pour qui constate ces sévices ou mauvais traitements d’en informer les autorités administratives ou judiciaires.

Cette notion de vulnérabilité est fondamentale : elle permet de ne pas utiliser le terme de « maltraitances » pour qualifier des actes ayant eu lieu contre des personnes capables de se protéger. Un résident âgé qui frappe un soignant peut-être accusé de « coups et blessures », pas de maltraitance.

La personne maltraitée et la personne maltraitante sont liées par un certain type de relations.

Le Code civil et le Code de la santé définissent des relations auxquelles sont attachées des obligations positives. Les relations entre parents et enfants (obligation de nourrir, d’entretenir et d’élever les enfants), descendants et ascendants (obligation alimentaire aux ascendants dans le besoin), maris et femmes (devoir de secours et d’assistance entre époux), comme les relations entre les professionnels de santé et les usagers (devoir de garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé ; devoir d’assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible ; devoir de mettre en œuvre tous les moyens disponibles pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort ; etc.) comportent un certain nombre de ces obligations positives qui constituent une « obligation de bientraitance ».

On parlera ainsi de maltraitance lorsqu’une de ces personnes, quelle que soit la nature de l’infraction qu’elle commet, manque à cette obligation de bientraitance.

Pour cette raison également, on évitera l’utilisation du terme lorsque l’infraction est commise en dehors de ce type de relations (par un soignant sur un soignant ou par un jeune enfant sur son père3).

La situation ou l’acte s’inscrit dans la durée.

Ce n’est pas un hasard si les différents termes qui, dans le code pénal, gravitent autour de la notion de maltraitance (« mauvais traitements », « sévices » et « privations ») sont presque systématiquement employés au pluriel. Comme ce n’est sans doute pas un hasard si le mot « maltraitant » a été formé à partir d’un participe présent. Ces usages et cette étymologie indiquent que la notion de maltraitance est liée à un fonctionnement, à une situation continue, ou à une suite d’actes répétés.

Cette restriction permet de faire la distinction, indispensable, entre une personne maltraitante, pour qui le recours à la violence est une habitude, voire un mode de relation, et une personne qui, lors d’une situation unique, à un instant précis du cours général d’une relation sans maltraitance, commet une infraction.

Conceptions & approches

La confusion qui entoure souvent la notion de maltraitance provient généralement de la confusion entre plusieurs conceptions et approches (juridique, professionnelle, éthique), chacune offrant à la fois une vision de la maltraitance et de la bientraitance, chacune possédant ses intérêts et ses limites, chacune conduisant à porter un regard différent sur les protagonistes et à proposer un mode de réaction différent. Leur présentation successive ne doit pas faire oublier qu’elles sont moins contradictoires que complémentaires et qu’il est donc souvent dangereux de recourir exclusivement à l’une.

L’approche juridique

Les Déclarations des Droits de l’Homme, le Préambule de la Constitution de 1946 et la constitution de 1958 affirment les droits inviolables et inaliénables de tout être humain (citons le droit à la liberté, le droit à une égale protection de la loi, le droit de n’être pas arbitrairement détenu, le droit de n’être pas soumis à des traitements inhumains ou dégradants ; le droit de circuler librement…). Leur violation est toujours un acte d’une extrême gravité, qui porte directement atteinte à ce que nos sociétés ont défini comme les fondements de la dignité de toute personne humaine.

La loi sanctionne un certain nombre d’actes délictuels et criminels4. Rappelons-en quelques uns : le fait de frapper une personne ; le fait de la menacer de violences ; le fait de ne pas porter assistance à une personne en péril ; la fait d’abuser frauduleusement de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse d’une personne particulièrement vulnérable ; le fait de détenir abusivement ou de séquestrer une personne ; le fait de l’extorquer, de la voler ; etc.

Le code pénal précise les peines encourues par celui qui commet un crime ou un délit contre une personne (livre II) ou contre des biens (livre III)5. Ces crimes et délits peuvent s’accompagner de circonstances aggravantes, parmi lesquelles on retrouve les éléments précédemment évoqués (la vulnérabilité de la victime; le caractère habituel d’une violence; la position d’autorité, civile ou professionnelle, du coupable ; etc.).

D’un strict point de vue légal, il est interdit d’imposer un acte médical ou un traitement à une personne en état d’exprimer sa volonté, quel que soit son âge. De même, tous les établissements où vivent contre leur gré des majeurs ne faisant pas l’objet d’une mesure de protection ni d’une mesure d’hospitalisation d’office ou à la demande d’un tiers pourraient être accusés de séquestration.

D’un strict point de vue légal, face à une personne jugée incapable de comprendre la nécessité médicale d’un soin ou d’une vie en établissement, il appartient de demander qu’une mesure de protection juridique permette, par la désignation d’un représentant autorisé à donner ce consentement, de rester dans un cadre légal. Nous reviendrons sur les dangers de cette stricte lecture.

Les mauvais traitements, privations ou atteintes sexuelles « infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse », quel que soit le lieu où ils sont commis et le statut de celui qui les commet, doivent conduire la victime à porter plainte et tout témoin à en informer les autorités judiciaires ou administratives (article 434-3 du Code pénal). Le respect du secret professionnel n’est pas applicable en pareille situation (article 226-14 du Code pénal).

Récemment, le législateur a veillé à la protection de celui qui informe les autorités, en précisant que dans les établissements sociaux et médico-sociaux, « le fait qu’un salarié ou un agent a témoigné de mauvais traitements ou privations infligés à une personne accueillie ou relaté de tels agissements ne peut être pris en considération pour décider de mesures défavorables le concernant en matière d’embauche, de rémunération, de formation, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement du contrat de travail, ou pour décider la résiliation du contrat de travail ou une sanction disciplinaire » (article L313-24 du Code de l’action sociale et des familles).

Le législateur a également, récemment, jugé suffisamment grave que des professionnels travaillant dans un établissement régi par le code de l’action sociale et des familles commettent des maltraitances, qu’il est désormais interdit à toute personne ayant été condamnée pour la quasi totalité des délits dits « atteintes à la personne humaine » visés par le code pénal (dans le titre II du livre II), « d’exploiter, de diriger, d’exercer une fonction, à quelque titre que ce soit, dans un établissement, service ou structure régi par le Code de l’action sociale et des familles » (article L133-6-1 dudit Code).

Le recours à l’approche juridique permet avant tout de protéger la victime (et d’autres victimes potentielles) par l’éloignement du maltraitant. Il permet également de faire prendre conscience, dans certaines institutions isolées vivant dans une atmosphère juridiquement archaïque, de la nature de certains actes et du sens du droit. Il faut en effet insister : les violations des droits de l’Homme et les crimes et délits constituent des actes extrêmement graves, d’autant plus graves qu’ils sont accomplis sur des personnes vulnérables ou envers lesquelles le maltraitant possède certaines obligations. Ils ne doivent pas rester impunis.

L’approche juridique comprend plusieurs limites, à commencer par sa rigidité. Elle impose la distinction nette entre une victime et un coupable et place entre eux le mur symbolique qui sépare les « bons » des « méchants ». Qu’importe que dans certaines situations (conjugales en particulier), il ne soit pas toujours possible de distribuer ainsi les rôles ; qu’importe que la séparation des personnes puisse alors provoquer un déséquilibre hautement pathogène.

L’approche juridique induit indirectement un autre danger. Pour se prémunir de tout risque de maltraitance, certains professionnels, certaines institutions, vont être amenés, dès qu’une personne n’est pas consentante face à un soin ou un placement, à recourir à la mise sous curatelle ou tutelle. Cette politique, qui accroît le danger d’une « toute-puissance soignante » incontrôlée (en général sur le mode : « Si le patient refuse ce que je sais être son bien, c’est qu’il n’est plus capable de savoir ce qu’est son bien. »), risque d’être extrêmement nuisible à la personne. Il ne faut en effet jamais perdre de vue que, dans la plupart des situations, c’est au moment où cette personne (comme en témoigne en général, précisément, son refus de soin ou de placement), est la plus fragile, la plus en difficulté, en questionnement, en risque de perte d’identité, qu’on va vouloir lui imposer la perte de tout pouvoir décisionnel ; autrement dit qu’on va lui signifier, directement ou indirectement, qu’elle n’a plus de droits et qu’elle a perdu la tête6 ! D’un point de vue thérapeutique, c’est pratiquement ce qu’on peut faire de pire.

Évitons donc de croire que le recours à la justice, parce que c’est la justice, est toujours juste. Une demande infondée de mise sous tutelle, par exemple, accomplie pour un autre motif que la protection de la personne, constitue sans aucun doute une maltraitance. Souhaitons que la judiciarisation galopante de nos mœurs ne conduise pas à la multiplication de cette maltraitance dans les années à venir; souhaitons que la nécessité d’imposer, même légalement, l’emporte le moins possible sur le devoir de négocier; souhaitons que l’expérience nous serve : elle témoigne de ce qu’il faut généralement protéger la personne de l’un d’entre nous, parfois la protéger d’elle-même, beaucoup plus rarement nous protéger d’elle…

L’approche juridique ne permet d’appréhender qu’un nombre assez restreint de maltraitances, en général les atteintes physiques, celles dont on parvient à mesurer aisément les conséquences (blessures, incapacités, etc.). Toutes les autres, psychologiques en particulier, même graves, relèvent souvent d’une autre approche.

L’approche professionnelle

L’approche juridique repose sur des obligations universelles (tout individu possède l’obligation de ne pas commettre de délit envers un autre, quel qu’il soit). L’approche professionnelle peut, dans un premier temps, n’être considérée que sous un aspect juridique, mais différent : ce sont en effet ici des obligations particulières (certains individus ou établissements possèdent certaines obligations envers certains autres individus) qui vont servir de critères.

Toute infraction à l’une des lois, des contrats7, des règlements, etc., qui définissent les obligations du soignant ou de l’établissement, est alors qualifiable de maltraitance.

Ces lois, contrats et règlements, ne permettent pas, on s’en doute, de distinguer tous les comportements maltraitants. Leur rôle n’est pas en effet de définir, pour chaque pratique, l’unique manière de la bien accomplir.

L’approche professionnelle inclut en revanche des textes, non juridiquement contraignants, dont c’est l’objectif. Ils offrent, comme l’indique l’ANAES, des recommandations destinées aux professionnels de santé, des « propositions développées selon une méthode explicite pour aider le professionnel de santé et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données ».

De telles recommandations permettent, par exemple, d’indiquer les meilleures méthodes de prévention des escarres, ou de préciser que certains actes à risque, comme la contention, doivent être effectués en respectant un certain nombre de critères pour ne pas, justement, transformer un soin en une atteinte à la personne.

Si une pratique comme celle de la contention implique de prendre certaines précautions, c’est parce qu’il est établit qu’« attacher un sujet âgé ne doit pas être un “procédé expéditif” pour prévenir les chutes, les blessures ou les troubles du comportement. En effet, il n’a jamais été fait la preuve de son efficacité dans ces indications. L’immobilisation prolongée imposée par une contention conduit les patients attachés à un déconditionnement physique et psychologique qui augmente au contraire la probabilité de chutes et de blessures. »

Le caractère juridiquement non contraignant de ces recommandations n’empêche pas de considérer qu’à partir du moment où elles définissent des critères de bientraitance et de « bons soins », leur non-respect s’apparente à une maltraitance. À deux conditions, bien entendu : que l’acte soit commis après leur élaboration… et que la personne qui l’accomplit ait eu connaissance de ces recommandations.

Conditions importantes : car si l’on sait que « nul n’est censé ignorer la loi », on observe que nombreux sont ceux qui ignorent ces recommandations. Il est donc essentiel qu’elles se développent mais également qu’elles soient portées à la connaissance de tous les intervenants auprès de personnes âgées. Ces connaissances doivent faire partie de leur formation, initiale ou continue, et doivent être accessibles aux résidents et à leurs familles. Souhaitons qu’un jour soit reconnu un véritable « devoir de formation » de la part des soignants… et qu’en attendant les directeurs de services et d’établissements respectent le « droit à la formation » et l’obligation qu’ils ont d’en faire suivre à leurs employés.

L’utilisation de recommandations, de protocoles, de « règles de l’art »8 reste l’une des meilleurs manières de lutter contre les pratiques maltraitantes induites par des critères de décisions désordonnés et irrationnels (humeur du soignant, nombre de personnels présents ce jour-là, tête du résident, etc.). Elle fournit un cadre structurant, une base commune et stable d’action permettant de consacrer le meilleur de son énergie et de sa réflexion à l’essentiel : la relation avec la personne âgée et l’attention à ses besoins.

Mais une utilisation rigide ou frénétique de ces outils peut conduire à en dénaturer le sens et à transformer toute relation de soin en simple application de consignes, protocoles, procédures, etc. Progressivement, les fonctionnements se bureaucratisent, les comportements se mécanisent, les vieux sont uniformisés. De lieu de vie et de soins, l’institution finit en lieu d’objets et d’actes.

Pour être réellement bientraitantes, les pratiques professionnelles doivent donc reposer continuellement sur une base dynamique et thérapeutique.

Dans la majorité des situations où apparaît la maltraitance, la personne âgée est plus que vulnérable : elle est « dépendante »9. Autrement dit, elle possède des besoins auxquels les professionnels ont l’obligation de répondre. Ils doivent donc développer les outils qui guideront leurs pratiques à partir d’une véritable réflexion sur ce qu’est cette « dépendance », sur ce qu’est le soin, sur ce que sont les besoins de la personne, etc. Ces outils permettront au soignant, en fonction d’une juste connaissance et perception de ces besoins (ceux d’un nourrisson, d’un adulte handicapé, d’un vieux physiquement affaibli, d’un vieux malade d’Alzheimer, etc.), d’adapter son attitude et, comme le précise l’ANAES, avec le patient, de trouver le soin plus approprié.

Ce gigantesque chantier ne peut donc pas faire l’impasse sur certaines réflexions sans courir le risque de construire des pratiques sans fondations.

À commencer, répétons-le, par une réflexion sur la « dépendance ». Être « dépendant » est une souffrance : c’est ne plus pouvoir faire ce qu’on (se) faisait (sa toilette, son repas…) ; c’est devoir accepter que d’autres (vous) le fassent à votre place (et (vous) le fassent différemment de vous… et en général différemment les uns des autres!). Bref, «la dépendance » contraint la personne à subir l’action de l’autre sur son esprit, sur son corps, son espace, son temps, etc.

Pour que cette action ne soit pas une violence, elle implique donc dès le départ d’être pensée et conçue pour fournir une réponse adéquate à la demande (c’est-à-dire à l’estimation, que l’on jugera a priori juste, par la personne, de son besoin). Autrement dit, la relation professionnelle bientraitante vise la meilleur adéquation possible entre le besoin de la personne « dépendante » et la réponse du soignant. Dès qu’apparaît un risque d’inadéquation (quelle qu’en soit la cause : demande incompréhensible ; action imposée sans qu’il y ait demande ou besoin ; besoin ignoré ; demande démesurée ou illégitime), apparaît un risque de maltraitance. À l’inverse, une bonne adéquation permet de soulager la personne d’une partie du poids de son handicap, de sa « dépendance » : alors, comme l’écrit Marguerite Mérette, « prendre soin, c’est rendre plus libre »10.

Avant de chercher à comprendre, dans chaque situation, quel est le soin le plus adapté à la personne (en fonction de son handicap ou de sa maladie, mais également de son histoire, de sa personnalité, de sa perception de son corps, de sa représentation du soin, etc.), il serait également nécessaire de disposer d’une réflexion plus générale sur le sens et le vécu du vieillissement et de la vieillesse. Rappelons que les bons soins, dans les lieux d’hébergement collectif d’enfants, se sont développés au fur et à mesure que l’on comprenait que le développement des capacités de l’enfant (physiques, psychiques, affectives, relationnelles, sociales, etc.) nécessitait, dans chacun des niveaux évoqués, certains apports particuliers. On attend encore la prise de conscience concrète qu’une personne âgée ne maintient ses capacités, ou en développe d’autres, que si on lui fournit les moyens de les utiliser et de les développer – dans chacun des niveaux évoqués.

Bien d’autres pistes de réflexion sont à explorer : parmi les plus importantes, réfléchir sur ce qui distingue « soigner » et « prendre soin » ; penser la relation (un soin s’inscrit toujours dans une relation et une relation est toujours un soin – bénéfique ou non) ; s’interroger sur ce que serait, à l’image de l’« assez bonne mère », un « assez bon aidant », un « assez bon soignant » ; etc.

L’ensemble de ces réflexions devrait conduire à la construction d’une véritable philosophie du soin, précisant ce qu’il doit absolument être (par exemple, loyal), ce qu’il doit absolument comporter (par exemple, un bénéfice pour celui qui en est l’objet, que ce soit en terme de bien-être physique ou psychique, de réduction d’un trouble, de maintien d’une capacité, etc.), et, inversement, ce qui le dénature et le transforme en maltraitance.

Revenons à la maltraitance. Les limites de cette approche professionnelle et thérapeutique, qui conduit à qualifier de maltraitant « tout acte ou comportement qui ne répond pas aux besoins de la personne », sont induites par ses ambitions : en effet, tant que les réflexions appelées de nos vœux ne seront pas accomplies et leurs résultats concrets répandus, les critères utilisés pour juger du caractère maltraitant d’un acte resteront dépendants de l’arbitraire des perceptions de chacun.

Soulignons un autre danger : que ces critères reposent uniquement sur une conception pyramidale et hiérarchique des besoins humains aboutissant à sacrifier, faute de temps, tous les besoins considérés comme secondaires (besoins relationnels, affectifs, sensoriels, etc. – schématiquement : « On ne parle pas le ventre vide ! »).

Néanmoins, en ce qui concerne le mode de réaction face à une maltraitance, l’avantage de cette approche est de ne pas stigmatiser dès le départ la personne maltraitante. Elle permet de comprendre les situations où l’acte maltraitant est induit par certains comportements (et donc d’y répondre aussi par une démarche psycho-pédagogique) ou par certaines ignorances (et donc d’y répondre par une démarche pédagogique). Elle permet d’indiquer que nous sommes tous, à un moment ou à un autre, possiblement maltraitant (chacun d’entre nous peut ne pas bien juger d’un besoin, se tromper sur une demande, etc.), ce qui confirme la nécessité d’une approche d’équipe où l’avis de chacun soit entendu11. Elle n’empêche pas pour autant de considérer qu’il arrive un moment où la pédagogie a ses limites et où la reproduction de ces maltraitances, parce qu’elle témoigne de l’incompétence du soignant, implique de recourir à d’autres mesures.

Si les deux approches (plus complémentaires qu’exclusives) que nous avons présentées permettent déjà de distinguer différents types de maltraitances, elles ne les incluent pas toutes. Il reste en effet des comportements et actes maltraitants qui ne sont ni des infractions aux lois, ni des ignorances ou manquements à des règles ou recommandations professionnelles.

Une approche éthique ?

Ces comportements sont nombreux : c’est le tutoiement employé avec une personne que l’on voit pour la première fois ; c’est ne pas frapper à la porte de la chambre d’un résident ; c’est grommeler une réponse ou ignorer une question ; c’est ne pas regarder une personne qui vous parle ou à qui l’on parle…

Aucun texte ne les interdit comme aucun texte n’oblige ou ne recommande clairement d’avoir l’attitude inverse: il n’existe pas d’obligation d’être aimable, poli, gentil, affectueux, chaleureux, empathique, etc.

On pourrait se contenter de considérer qu’il existe un devoir éthique, moral, qui nous enjoint de ne pas accomplir de tels actes. Joli, mais probablement inefficace.

Ne devrions-nous pas plutôt essayer de déterminer si ces éléments possèdent un impact sur la santé physique et psychique des personnes, sur les troubles du comportements, sur l’espérance de vie…? Après tout, c’était le manque d’affection et de considération, et pas de médicaments ou de nourriture, qui transforma certains orphelinats en fabriques de psychotiques.

Sans aller jusqu’à ces cas extrêmes, il faudrait quand même tirer les conséquences de ce que l’on sait – et puisque nous ne manquons pas d’études, il serait temps d’utiliser leurs résultats.

On sait qu’un chirurgien opérant un vieux et un aide soignant aidant ce vieux à marcher devraient respecter des règles relationnelles différentes, la gentillesse de l’un n’ayant a priori pas d’influence sur le succès de l’opération, la gentillesse de l’autre ayant une incidence sur la qualité de l’aide. On sait que le résultat d’un traitement dépend non seulement de ce qui est prescrit, mais aussi de la manière dont la prescription est accomplie et donnée. On sait que la plus ou moins bonne qualité de la relation qui existe entre le soignant et la personne qu’il soigne ou dont il prend soin est un facteur important de réussite ou d’échec des soins.

On sait que l’homme n’est pas guidé que par l’instinct, qu’il est un animal social, un être de désir. On sait que faire vivre un être humain en ne répondant qu’à ses besoins animaux le conduira à plus ou moins court terme à perdre son humanité, à présenter des troubles du comportement, à développer des maladies. On sait l’importance d’être motivé par l’attention ou le désir des autres : c’est le regard qui crée le souci de son apparence, c’est l’écoute qui fait naître la parole.

On sait que la vieillesse peut s’accompagner d’une fragilité psychique qui rend la personne particulièrement vulnérable à des comportements irrespectueux ou agressifs qui, simplement désagréables pour un autre, peuvent pour lui devenir pathogènes. On sait que l’isolement, les pertes et les deuils, sont des facteurs d’accroissement de cette fragilité. On sait que certaines affections dites neurodégénératives entraînent de surcroît la personne dans un bouleversement identitaire d’une violence inouïe.

On sait que dans tout établissement collectif et peu ouvert sur l’extérieur se cristallisent, au fil des années, certains comportements et certaines tendances : tendance à l’industrialisation et à la dépersonnalisation des soins ; tendance à ne plus percevoir les personnes que comme des corps malades ; tendance à la fermeture sur soi et à un mode de fonctionnement familial, voire autistique ; tendance à l’apparition de pseudo-règles non écrites destinées au bien-être du personnel et non plus à celui du résident ; tendance à l’apparition de savoirs irrationnels, d’habitudes, de réflexes, remplaçant peu à peu les recommandations, l’évaluation des pratiques, la réflexion ; etc.

On sait que les institutions et services qui hébergent ou aident des personnes âgées, parmi lesquelles de nombreux malades d’Alzheimer, tendent à développer, en partie à cause de la conjonction du manque de moyens et de la nature des troubles des personnes malades, un certain nombre de comportements défensifs. Ces institutions et services ont ainsi leurs « infections nosocomiales » : mais loin devant les bactéries, ce sont des comportements qu’elles propagent – absence d’empathie, mise à distance affective, etc. –, qui mettent la personne humaine qui les subit en danger de déshumanisation.

Bref, on sait que l’absence d’attention, de respect, de politesse, de gentillesse, d’affection, d’empathie, etc., de la part des professionnels possède une influence directe sur la santé d’un individu, sur ses troubles du sentiment d’identité, sur la perte du sentiment de sa valeur, sur sa motivation à prendre soin de lui même, sur son désir de vivre.

S’il existe une première obligation éthique ou morale, elle est donc évidente : elle consiste à construire à partir de ces savoirs des règles professionnelles et des recommandations de pratiques. Autrement dit, elle implique de rendre professionnellement obligatoire l’évaluation régulière des pratiques ; l’individualisation et l’humanisation des soins ; l’utilisation de soins conçus pour être re-narcissisants et re-valorisants ; la formation à la relation d’aide ; etc.

En attendant cette inscription dans le champ professionnel, il est aussi une autre obligation éthique pour tous ceux qui possèdent ces savoirs : les transmettre. Faire prendre conscience à chaque intervenant auprès de ces personnes fragiles, « dépendantes », malades, isolées, à quel point son rôle est important. Parce qu’il est un professionnel du soin ou du prendre soin, il est celui qui doit garantir à la personne qu’il n’ajoutera jamais aux difficultés inhérentes au handicap ou à la maladie la douleur d’être maltraitée ou ignorée. Parce qu’il se trouve dans un lieu où vivent ces personnes, parce qu’il travaille, parce qu’il vient de l’extérieur, parce qu’il est jeune, il est également porteur d’un certain regard, et ce regard est porteur de sens. Il dit à la personne qu’elle ne cesse pas d’exister pour lui.

Et parce que ce soignant est bien souvent, à lui seul, le représentant de toute l’humanité et de toute la société, il garantit à chaque personne qu’il soigne qu’elle ne cesse pas d’exister pour toutes les autres. Ne l’oublions jamais : dans l’île qu’est parfois la maison de retraite, le vieux Robinson ne se sent plus Homme et meurt sans Vendredi12.

Certains continueront peut-être à considérer qu’être aimable, respectueux, attentif, etc., ne peut en aucun cas être partie ou tout d’une attitude soignante professionnelle.

À ceux-là, sans doute faudra-t-il rappeler certaines réalités plus prosaïques, moins nobles, mais plus aisément accessibles, et en particulier que les vieux qui vivent en institution sont également des clients, qui payent pour un hébergement de type hôtelier et dont la satisfaction passe, comme dans un établissement hôtelier, par l’obtention de réponses adéquates aux demandes et par l’assurance d’être traités avec attention, respect et politesse 13.

Une approche éthique

Ce que nous venons d’évoquer – la nécessité de définir des principes régulateurs et directeurs des conduites professionnelles prenant en compte toutes les dimensions de la personne âgée – constitue une forme d’approche éthique qui reste circonscrite au domaine professionnel.

N’en existe-t-il pas une autre, plus morale que philosophique, qui la dépasse ? Autrement dit, une fois que l’on a accompli tout ce qui est nécessaire pour qu’un patient soit bien soigné, pour qu’un client soit satisfait, a-t-on réellement tout accompli ?

Imaginons qu’une personne meure sans avoir revu ses proches parce que le risque d’infections interdit les visites. Professionnellement, certains soutiendront qu’on a agi au mieux du patient.

Imaginons qu’une personne, face à l’infirmière, face à l’aide soignante, refuse de recevoir le soin ou l’aide. Que sa piqûre ou le petit tour dans le couloir, ce jour-là, elle s’en foute. Ce jour-là, elle demande plutôt qu’on s’assoit 10 minutes à ses côtés pour discuter. Professionnellement, comment réagir ?

Le strict respect de bonnes pratiques professionnelles ne suffit pas pour être certain d’être bientraitant. Parce que ces pratiques tendent à ne concerner que le patient, que le client. Pas la personne, qui transcende ces statuts et dont la liberté peut également s’exprimer par le refus. Si nous ne sommes que dans la relation et l’identité professionnelles, rien ne nous empêchera de vivre ce refus comme une négation de notre identité, comme un rejet de la relation.

L’approche éthique de la maltraitance et de la bientraitance permet de ne jamais perdre de vue qu’un patient ou un client est d’abord un frère humain, qu’une relation professionnelle est aussi une relation humaine, que le premier critère de qualité d’une pratique ou d’un soin est la liberté qu’il redonne à la personne – et non ce que la personne fait de sa liberté.

Elle nous apprend à sortir quand il le faut du cadre quantifiable ou marchand ; elle nous apprend qu’avant d’être liés les uns aux autres par des relations régies socialement, nous sommes liés par des relations affectives ; elle nous apprend que nous sommes toujours dans l’échange – y compris quand nous avons le sentiment d’être uniquement dans le don ou l’obligation14.

L’approche éthique apprend surtout à insuffler du sens, sans arrêt, à un cadre professionnel qui peut parfois le perdre à cause d’intérêts politiques ou économiques. C’est grâce à ce sens éthique qu’à certaines époques, des soignants se sont opposés à la mise à mort de personnes handicapées et âgées. C’est grâce à ce sens éthique que des soignants, face à des conditions de travail souvent très difficiles, luttent pour que celles et ceux dont ils prennent soin en subissent le moins possible les conséquences.

Quelques mots sur la prévention

Des commissions ou des cellules commencent à apparaître, au sein d’un certain nombre d’établissements, dans le but de réduire les phénomènes de maltraitance.

Souhaitons qu’une bonne connaissance de ce que sont ces phénomènes leur permettent de définir rapidement ce qui ne doit pas être de leur ressort (par exemple le règlement de différents entre employés et employeur ou entre employés). Elles participeront ainsi, de surcroît, à rendre moins confuse l’utilisation de la notion de maltraitance et à préciser le sens exact d’un certain nombre d’autres termes (délits, violences, privations, faute professionnelle, ignorance, incompétence, signalement, délation, complicité, solidarité, etc.) qui ont tendance à devenir synonymes…

Souhaitons qu’elles puissent alors se concentrer sur l’essentiel :

Préciser, au cas par cas, en fonction de toutes les caractéristiques d’une situation, si un comportement est une maltraitance (un tutoiement imposé constitue une maltraitance, parce qu’il est un abus de pouvoir ; un tutoiement choisi par les deux personnes n’en est pas une).

Déterminer quelle type d’approche est la plus pertinente en fonction de la nature de la maltraitance et de l’objectif de l’institution (au minimum la protection de l’intégrité, de la santé et du bien-être du résident), et ce dans les limites que le respect des obligations légales leur impose (certaines maltraitances, rappelons-le, obligent à informer les autorités judiciaires).

Quand le traitement de la situation n’est pas du ressort de la justice, ces commissions ou cellules devraient transmettre aux différents responsables les conclusions de leur réflexion assorties de recommandations (sur les formations nécessaires, sur l’organisation des soins, etc.) – moyen possiblement efficace de remédier peu à peu aux maltraitances causées par des contraintes organisationnelles, par des ignorances des recommandations de pratiques, etc.

Elles devraient également veiller à assurer un suivi de leurs décisions et de leurs recommandations : certains comportements, ignorances ou facteurs de maltraitances (par exemple une absence de formations) devenant, lorsqu’ils se perpétuent ou se répètent après l’intervention destinée à les faire cesser, des maltraitances (et éventuellement des fautes professionnelles).

Elles peuvent ainsi, face à un comportement (par exemple ne pas frapper à la porte de la chambre d’un résident), proposer une réponse adéquate et graduelle. Dans cet exemple précis, on peut ainsi imaginer que la première approche, éthique, passerait par l’information : faire comprendre au soignant en quoi frapper à la porte de la chambre est une marque nécessaire de respect. Puis une seconde approche, professionnelle, passerait par une formation susceptible de montrer en quoi, dans un lieu de soins, l’absence de respect est pathogène, en quoi, dans un lieu de vie, elle est contraire à la satisfaction du client. Enfin, la troisième approche consisterait, comme le ferait le directeur d’un établissement hôtelier, à enjoindre au soignant d’aller travailler ailleurs.

On peut considérer que cette dernière approche est trop ferme, trop « juridique » et ne pas la suivre. Mais il ne faudra pas alors s’étonner et regretter la judiciarisation des mœurs si, un jour, un résident ou un membre de sa famille, arguant du fait que la chambre du résident est assimilable à un domicile privé15, porte plainte pour non-respect de la vie privée ou violation de domicile…

Soulignons enfin que la présence d’une personne extérieure à l’institution au sein de ces commissions ou cellules permettrait de faire profiter l’institution d’un regard neuf capable de questionner, sous l’angle de la maltraitance, un certain nombre de pratiques tellement inscrites dans le fonctionnement et l’histoire de l’institution ou de l’équipe soignante, tellement banalisées, que plus personne ne les interroge. Songeons par exemple aux établissements où l’on ne voit jamais deux lits rapprochés et où pourtant vivent des couples qui, jusqu’au jour de leur entrée, dormaient dans le même lit ; ou à ces équipes qui, systématiquement, dissimulent aux personnes la mort de leurs proches.

La présentation successive de ces trois approches de la maltraitance et de la bientraitance – juridique, professionnelle, éthique – ne doit pas conduire à les hiérarchiser. Chacune est essentielle, chacune mérite, à sa manière, notre attention.

L’approche juridique doit être utilisée quand la loi la rend obligatoire et quand la personne maltraitée est menacée. Froide, souvent signe d’un échec (échec d’une société, d’une éducation, d’une relation, etc.), elle est néanmoins d’autant plus nécessaire que son absence a conduit de trop nombreuses institutions à ne fonctionner qu’avec de pseudo lois et de pseudo règles et à devenir de véritables enclaves de non-droit au sein de notre État de droit.

L’approche professionnelle et pédagogique est un puissant facteur de bientraitance. Elle rompt avec une tradition d’isolement affectif des vieux, de castration affective des soignants. Elle rend sa noblesse à ce métier parce qu’elle lui rend son « potentiel de bienveillance ». Elle permet en effet de donner aux soignants les moyens de prendre soin de la personne fragile ou malade – y compris quand cette fragilité ou cette maladie la trouble au point qu’elle rejette celui qui prend soin d’elle –, non seulement sans brutalité, mais même sans neutralité : avec au contraire une bienveillance destinée à compenser ce « potentiel de souffrance » inhérent à la situation de fragilité ou de maladie.

À l’échelle de l’histoire de la gérontologie, l’approche professionnelle et pédagogique n’en est qu’à ses balbutiements. Elle va continuer à croître dans les années à venir. Il le faut : seul son développement conduira les institutions d’aujourd’hui à devenir de vrais lieux de vie et de soins. Sinon, sous les effets cumulés de la démographie, du libéralisme et de l’indifférence au sort des vieux, elles risquent d’en revenir un jour à fonctionner comme les hospices d’autrefois.

L’approche éthique, philosophique et morale, dans un tel contexte, peut passer pour un vœux pieux, un vain rêve. C’est pourtant elle qui soutiendra l’approche professionnelle : en lui donnant pour fondations une réflexion sur ce que sont les besoins humains, sur ce qu’est la vieillesse de l’homme, l’autonomie, la « dépendance »… Mais pas seulement : il faudra bien aussi se demander pourquoi les vieux sont, dans nos sociétés, les personnes les plus maltraitées. Il faudra bien s’interroger sur les valeurs que nous voulons recevoir d’eux et celles que nous voulons transmettre, autrement dit sur la société que nous voulons construire.

L’approche éthique est l’âme des autres. S’en passer, c’est renoncer à faire changer ces regards, habités par la peur, qui se détournent du vieux ; c’est laisser la mort, par crainte de la penser, se répandre dans tous nos comportements ; c’est vider progressivement toutes nos relations – soignantes, familiales, amicales, amoureuses – de leur teneur affective, c’est transformer des pactes en contrats, les actes en marchandises, les Hommes en marchands.

Si vœu il devait y avoir, ce serait celui-ci : de ne pas attendre que se développent tous les moyens de bientraitance que nous avons évoqués pour ne plus subir passivement les contraintes et les peurs, mais les surmonter. D’utiliser le fait que nous en subissons tous, non pour les reproduire, du moins faible au plus vulnérable, mais pour en partager le vécu et le poids, pour en faire une raison de plus de solidarité et d’action collective, des vieux, des familles, des soignants. Autrement dit, face aux nombreux facteurs de maltraitance qui nous entourent, de faire œuvre, commune, de résilience.

En guise de conclusion

La loi de la jungle est simple : c’est la loi du plus fort. La loi de notre société, quant à elle, se fonde sur un équilibrage entre le fort et le faible. Et la loi de l’institution hébergeant des personnes âgées ?

Dans quelques établissements, c’est encore celle de la jungle, celle du plus fort, autrement dit du corps soignant. Oh, non pas qu’il soit très fort, il est même plutôt fragilisé, ce corps soignant, d’être le cache-mort de notre société. Mais il est toujours plus fort que ceux qu’il soigne.

Dans de nombreux établissements, c’est encore celle de la société, qui essaye de maintenir là un semblant d’équilibre, avec quelques droits pour les uns, quelques devoirs pour les autres, quelques chartes à gauche, quelques primes à droite, clopin-clopant, il ne faut fâcher personne.

Enfin, dans d’autres établissements, plus nombreux au fil des années, s’est mise en place une autre loi, réellement adaptée aux personnes qui y vivent. Cette loi-là ne cherche pas à maintenir un équilibre qui de toutes façons n’existe pas, mais à rétablir un équilibre. Elle repose sur l’idée que ces personnes étant fragiles, souvent « dépendantes », souvent malades, elle doit non seulement les protéger et veiller à ce que les forts ne leur imposent pas leur pouvoir, mais elle doit aller plus loin : elle doit utiliser la force (et donc le savoir et le professionnalisme) des uns pour soutenir les autres, compenser leur faiblesse, alléger leur handicap, soulager leur maladie. Cette loi-là dépasse le cadre des relations professionnelles et peut également guider la relation d’aide entre parents.

Cette loi-là, pourquoi ne l’appellerait-on pas « le prendre soin » ?

Jérôme Pellissier – Article publié en 2004.

Jérôme Pellissier – « Robinson et Vendredi »,
Paru initialement dans : Silence, on frappe… De la maltraitance à la bientraitance en institution (éditions Animagine, 2004)


1. Rappelons que l’État a pour rôle de veiller à ce que les conditions d’installation, d’organisation ou de fonctionnement des établissements hébergeant des personnes âgées ne menacent ni ne compromettent leur santé, leur sécurité ou leur bien-être moral ou physique (article 331-5 du Code de l’action sociale et des familles).
2. Cf. en particulier le texte de Nicolas Lépine, « Maltraitance, bientraitance en institution, de quoi traite-t-on ? », et celui d’Olivier Despont, « De la maltraitance vers la reconnaissance ».

3. Nous parlons ici des situations les plus courantes. Il peut arriver que l’on parle de maltraitance au sujet, par exemple, d’un adolescent frappant régulièrement un de ses parents non en mesure de se protéger.
4 Il n’existe pas de délit de maltraitance. L’emploi du terme de maltraitance ne doit donc pas empêcher de donner à un acte sa définition juridique. Un viol, s’il est qualifiable de maltraitance lorsqu’il est commis par un soignant sur une résidente, est un délit.

5. Quelques articles du Code pénal précisant les peines encourues :

Article 222-14

« Les violences habituelles sur un mineur de quinze ans ou sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de leur auteur sont punies : 1. De trente ans de réclusion criminelle lorsqu’elles ont entraîné la mort de la victime ; 2. De vingt ans de réclusion criminelle lorsqu’elles ont entraîné une mutilation ou une infirmité permanente ; 3. De dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende lorsqu’elles ont entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours ; 4. De cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsqu’elles n’ont pas entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours. »

Article 222-18

« La menace, par quelque moyen que ce soit, de commettre un crime ou un délit contre les personnes, est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, lorsqu’elle est faite avec l’ordre de remplir une condition. La peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende s’il s’agit d’une menace de mort. »

Article 222-23

« Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle. »

Article 222-24

« Le viol est puni de vingt ans de réclusion criminelle : […]
Lorsqu’il est commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de l’auteur ; Lorsqu’il est commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime ;
Lorsqu’il est commis par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ; […].

6. Il s’agit là, au pire, de ce qui est dit à la personne, au mieux, de la manière dont elle le comprend. Rappelons qu’à moins d’en connaître précisément la nature et la fonction, la curatelle ou la tutelle signifie pour la plupart d’entre nous, surtout âgés, « trouble mental », « aliéné », « incapable », « privation des droits ». Profitons de l’occasion pour souligner qu’une personne protégée est privée de l’exercice de certains droits, mais reste en possession de la totalité de ses droits.

7. Rappelons que, d’après l’enquête réalisée en 1999 par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression de fraudes (DGCCRF), «44% des maisons de retraite contrôlées ne soumett[ent] toujours aucun contrat écrit à leurs clients, 20 % des contrats existants comport[ant] des clauses abusives ».

8. Cf. supra le texte d’Yves Gineste, « La violence en institution pour personnes âgées : du constat aux solutions. » Voir aussi le site internet <http://www.cec-formation.net/>
9. Pour l’approche critique, essentielle, de l’utilisation actuelle de la notion de « dépendance », nous renvoyons les lecteurs aux ouvrages de Bernard Ennuyer.

10. Cf. supra le texte de Marguerite Mérette, «La Fabrique des grabataires». Voir aussi le site internet <http://www.mediom.com/~merette/>
11. Parce que le caractère maltraitant d’une pratique est souvent fonction de l’état de santé, de la personnalité, du handicap, etc., de la personne qui le subit, il est nécessaire que toute pratique soit soumise à tous les intervenants, chacun d’entre eux disposant de connaissances spécifiques.

12. Au sens affectif et symbolique comme au sens propre, dont témoigne le syndrome de la tortue sur le dos (forme de syndrome de glissement, de suicide passif, qui advient après que la personne a chuté et est restée de nombreuses heures sur le sol sans être secourue).
13. Il faudra alors, faute de formation à la relation d’aide, proposer au minimum des formations à la relation client. Soulignons au passage que les personnes qui disposent le moins de formations à la relation, les agents de service hospitalier et les aides soignantes, sont pourtant celles qui sont le plus en relation avec les résidents-clients.

14. Il va de soi que la reconnaissance de la dimension affective ne peut justifier un manquement aux règles professionnelles : autrement dit, qu’un patient soit antipathique, grossier ou insatisfait ne change rien aux obligations professionnelles et à l’obligation de bientraitance que nous possédons envers lui.
15. Arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 mars 1986 (cf. La Gazette du Palais, 1986. 2. 429).

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