Degré de civilisation

Enjeu (x) éthique (s) de la crise d’août 2003

Texte paru dans la Revue d’éthique et de théologie morale, à l’automne 2003, dans le cadre d’un numéro consacré aux “Enjeux éthiques de la crise d’août 2003”.

Degré de civilisation.

Cela a été justement souligné à de nombreuses reprises : il serait ridicule de culpabiliser les soignants et les familles. Un très grand nombre d’entre eux et d’entre elles ont accompli cet été, dans la limite des connaissances qui leur sont transmises et des outils qui leur sont donnés, tout ce qui était en leur pouvoir. Mais le refus légitime de la flagellation ne doit pas conduire à l’angélisme. Cet été, ni plus ni moins que le reste du temps, il a existé des familles, comme des soignants, indifférents ou maltraitants.
Il serait d’autant plus absurde d’accuser les soignants et les familles que leur désir de soigner et de prendre soin a été, encore plus violemment que d’habitude, confronté à la faiblesse des moyens et à l’absence de reconnaissance sociale et politique. Le constat du soi-disant manque de solidarité des citoyens, du soi-disant manque d’efficacité des soignants, ne sont que des formes réflexes d’impuissance politique, qui ne méritent pas qu’on s’y attarde ici.

Pour autant, peut-on reprocher à celles et ceux qui demandent, depuis 40 ans (1962 : rapport Laroque), une véritable « politique vieillesse », d’avoir profité de l’opportunité médiatique ouverte par l’hécatombe de l’été pour dénoncer les insuffisances et les carences ?

Pour autant, peut-on conclure que tout va bien dans notre société, dans notre système de soins, dans nos familles et nos quartiers ?

Au vu de ce qui est advenu cet été, peut-on dire que tout va bien quand une demande supérieure à la moyenne fait imploser les lieux de soins ? Quand des généralistes apprennent soudain, par quelque article de presse, que le vieillissement peut s’accompagner d’une perte de la sensation de soif ? Quand des citoyens découvrent soudain, par quelque émission de télévision, qu’habitent à quelques mètres d’eux des personnes oubliées de tous ? Peut-on dire qu’en temps normal, tout va bien ? Qu’il n’y a jamais de vieux laissés dans des urgences inadaptées sur la route des vacances ? Qu’il n’y a aucune maison de retraite où il fait chaque été, derrière les belles baies vitrées auxquelles tenait tant l’architecte, ou dans les chambres du dernier étage mal isolé, plus de 30 ° ? Qu’il n’y a pas des quartiers entiers où il est impossible à certaines dates de trouver une infirmière ou un généraliste acceptant de se déplacer ?

Est-on certain qu’il n’existe pas des maintiens à domicile qui, faute de soutien à domicile, faute d’accessibilité financière à d’autres modes de prise en charge, s’apparentent à du maintien en détention ?

Est-on certain qu’ils sont moins de 15 000 à mourir, au long des jours, des semaines et des mois de chaque année, celles et ceux qui ne disposent pas d’aides et de soins adaptés et suffisants ?

Est-on certain que ces 15 000 là étaient encore vivants pour nous ?

Couv revue éthique RETM

Combien d’entre eux, socialement, étaient-ils déjà morts ? Sans écoute et sans regards, sans partage de notre condition humaine – ce qui veut dire aussi, bien entendu, partage de l’impuissance et de la peur de la mort. Riche ou non, vieux ou non, dément ou non, aucun être humain, parce qu’humain et pas seulement animal, ne devrait mourir sans la certitude qu’il meurt aussi en l’autre, dans un autre au moins.

Il est trop tôt pour disposer, sur les conséquences de cette canicule, de suffisamment d’informations pour savoir s’il existe, comme ce fut le cas à Chicago en 1995, une très forte corrélation entre les personnes décédées et les personnes socialement isolées, entre les lieux où il y a eu le plus de décès et les lieux les plus socialement délaissés. Il apparaît cependant que les discriminations sociales qui influent habituellement sur la manière de vivre sa vieillesse et sur l’accès à des aides et soins de qualité ne se sont pas, miraculeusement, absentées au mois d’août.

Au-delà des différences individuelles, qu’elles soient sociales ou humaines, l’hécatombe de cet été est bien le signe d’une indifférence collective. Les principales causes, nous les connaissons.
Nous vivons les conséquences de l’obsession nataliste, qui nous a rendu, pendant plusieurs décennies, aveugles à l’évolution démographique de notre société et à l’évolution de l’état de santé des vieilles personnes.
Nous vivons les conséquences d’une médecine non préventive, centrée sur le « soigner » plus que sur le « prendre soin », pendant longtemps indifférente – puisque voyant vieillesse là où il y avait maladie – ou absente – puisque voyant maladie incurable là où il y avait vieillesse.
Nous vivons les conséquences d’une absence de prise en compte globale de la personne, avec ses désirs, son histoire, son environnement, ses handicaps, etc. De nombreux déments, qui s’oublient comme nous les oublions, en témoignent.
Nous vivons les conséquences, qui découlent des précédentes, d’un manque de formation et d’information sur ce qu’est le vieillissement – normal et pathologique – et sur ce qu’est le « prendre soin ». Combien de personnes vieillissantes qui subissent leur vieillesse comme un choc ; combien de familles qui pensent qu’il faut mentir pour apaiser ; combien de soignants qui croient qu’il faut attacher pour protéger ? Et combien d’entre nous qui confondent autonomie psychique et dépendance physique et agissent comme si la première impliquait la seconde ? Combien d’entre nous qui « au nom du bien » du vieux, imposent ?
Nous vivons aussi les conséquences de l’idéologie dominante, celle de la jeunesse et de la performance, qui tend à nous faire confondre la valeur d’un être humain avec sa capacité à produire et consommer.
Nous vivons enfin les conséquences de nos peurs. Peur de nous projeter dans notre propre avenir, de penser à notre vieillesse, peur de nous projeter dans l’autre et d’accepter sa vieillesse. On ne peut pas aider celui que l’on refuse de pouvoir devenir : en se fermant la voie de la compassion et de l’empathie, on exclut la relation.

Il existe bien une indifférence collective, historique et actuelle. C’est elle qui dilue les responsabilités, c’est elle qui nous fait percevoir les vieux comme une population homogène, toujours en termes de coûts et de besoins, jamais en termes d’apports. C’est elle qui permet à un conseiller général de dire, comme je l’ai entendu récemment : « Vieillir bien, c’est vieillir sans être dépendant de sa famille et de la société. » C’est elle qui peut amener ainsi une société à ne plus concevoir ses membres comme dépendants les uns des autres et à rejeter ceux qui ont le plus besoin d’elle. C’est elle qui peut conduire, incidemment, à l’euthanasie sociale.

Répondre à ces besoins, c’est d’abord s’en donner les moyens matériels. C’est aussi, comme cela a été dit à plusieurs reprises, développer considérablement la formation et l’information et prouver une réelle reconnaissance, en particulier sociale et économique, à ceux – professionnels, aidants, bénévoles – qui prennent soin des vieux. Mais c’est également cesser de penser en fonction des seuls impératifs économiques et refuser de se placer dans une logique d’assistance : il s’agit de droit à une vie digne, non de charité ; il s’agit d’être humains, non de charges. Autrement dit, c’est agir, en amont des besoins, pour que la retraite et la vieillesse ne soient pas socialement synonymes de désœuvrement et de rejet.

L’été 2003 suffira-t-il à faire prendre conscience aux citoyens d’aujourd’hui de la pertinence de ce que disaient déjà certains citoyens d’hier ? Rappelons le constat établi en 1962 par Pierre Laroque : « Les problèmes d’emploi des personnes âgées ne sont qu’un aspect de la politique générale de l’emploi, et ne sauraient en être dissociés. Les problèmes des revenus des personnes âgées ne sont qu’un aspect des problèmes posés par la redistribution du revenu national […]. Les problèmes de l’Action sociale au profit des personnes âgées s’intègrent dans l’ensemble de l’effort public et privé […] entrepris pour améliorer les conditions matérielles et morales d’existence des individus et des familles. L’action médicale au profit des personnes âgées n’est qu’un aspect de la politique d’ensemble de la santé […]. L’effort nécessaire d’information et d’éducation ne peut prendre sa signification que dans le cadre d’une action d’ensemble d’information de l’opinion et d’éducation permanente de la population entière. […] Toute individualisation des problèmes de la vieillesse apparaît donc artificielle. Elle est également dangereuse, par le fait même qu’elle encourage la tendance trop fréquente à rejeter les personnes âgées de la société active et vivante. »

Faute d’une politique humaine et ambitieuse, aussi humaine et ambitieuse que celle qu’appelaient de leurs vœux Pierre Laroque et Simone de Beauvoir, les Principes des Nations Unies pour les personnes âgées (résolution 46/91 du 16 décembre 1991) et l’Assemblée mondiale sur le vieillissement (Madrid, 2002), rien n’empêchera qu’on continue de percevoir les vieux uniquement en fonction de leurs besoins physiologiques et de leur « besoin » de sécurité physique, autrement dit comme des corps.
Rien n’empêchera alors qu’on continue de proposer des « politiques vieillesse » palliatives, confortant la confusion entre autonomie et dépendance, échouant à réinsérer ceux que l’on a d’abord désocialisés, s’attaquant aux formes du vieillissement pathologique sans jamais se préoccuper de ses causes sociales, économiques et culturelles.
Rien n’empêchera donc que la vieillesse continue d’être vécue comme un naufrage par celles et ceux qui seront jetés du navire avec plus ou moins de vivres.

Il n’y a jamais eu d’âge d’or de la vieillesse. L’ambivalence face aux vieux se retrouve dans toutes les sociétés et à toutes les époques. Comme se retrouve un autre fait marquant : au fur et à mesure que les sociétés devenaient plus riches, elles consacraient une partie de cette richesse à celles et ceux qui ne pouvaient plus travailler. Il n’y a jamais eu d’âge d’or de la vieillesse… Mais l’écart actuel entre la richesse de notre société et la part qu’elle consacre à ses vieux est une forme de régression.
La manière dont vivent les vieux, parce qu’ils figurent toujours parmi les premiers à être perçus comme inutiles dans des sociétés qui ne possèdent pas le bien-être humain pour premier objectif, constitue un indicateur de degré de civilisation. Autrement dit, prouver quotidiennement aux vieux qu’ils possèdent les mêmes droits, devoirs et liberté que leurs cadets, est une étape décisive dans la construction d’une société concrètement digne des droits de l’Homme qu’elle a su concevoir.

C’est un choix. Il existe une autre voie. Certains l’ont indiquée. Après tout, ces 15 000 morts, ils allaient mourir de toute façon bientôt ; après tout, les vieux, ça coûte cher ; après tout, nous sommes pressés, et pressés d’oublier que nous sommes mortels jusqu’au jour fantasmé où un médecin nous piquera dans notre sommeil. Oui, après tout, pourquoi ne pas résolument s’engager sur la voie de la barbarie ?

Jérôme Pellissier – 2003.

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