Cet article de Martin Winckler, en lien avec les récentes déclarations fracassantes de quelques neurologues français au sujet de la prédiction de la maladie d’Alzheimer :
” Dans ma précédente chronique, j’ai parlé du surdiagnostic des maladies dépistées trop tôt. Ce dépistage trop précoce a pour effet pervers qu’il conduit à opérer (et parfois mutiler) des patients dont la maladie, silencieuse, peut très bien ne jamais évoluer vers une forme grave ou mortelle. Le dépistage précoce des maladies curables doit donc être envisagé (et promu) avec beaucoup de précautions. Il n’est pas acceptable de mutiler plusieurs centaines de femmes pour éviter un cancer chez une seule d’entre elles. Ni de provoquer incontinence et impuissance en retirant la prostate de centaines d’hommes qui seraient, selon toute évidence scientifique, mort d’autre chose que d’un cancer microscopique.
Cette invitation à la précaution est encore plus de mise en ce qui concerne les maladies sans traitement. Prenons la « maladie du siècle », à savoir la maladie d’Alzheimer. Cette affection terrorise la population – et plus encore, probablement, les pouvoirs publics des pays développés. La terreur qu’elle fait naître est, à bien des égards, démesurée. En effet, il existe de nombreuses maladies dégénératives qui provoquent des troubles cognitifs, et la maladie d’Alzheimer est l’une d’elles, probablement pas la plus fréquente, mais la mieux connue.
Le diagnostic de perte des fonctions cognitives est complexe. Il nécessite des bilans neuropsychologiques longs et répétés, et les examens habituellement effectués (PET scans en particulier) pour confirmer le diagnostic ne sont pas toujours concluants : il se trouve, en effet, qu’on ne sait pas toujours interpréter ce qu’on voit sur un PET scan du cerveau… (Celui qui vous dit le contraire est un menteur, donc un professionnel à fuir.) Et enfin, si le nombre de personnes atteintes de démence (Alzheimer ou autre) augmente, c’est parce que nous vivons plus longtemps. Ca ne veut pas dire que toutes les personnes de plus de 65 ans auront un jour une démence. Il est même très possible que les changements d’alimentation et la baisse de consommation du tabac s’accompagnent, dans 20 ans, d’une diminution relative des patients déments, du fait de la baisse de l’incidence des maladies vasculaires (les démences d’origine vasculaire sont presque aussi fréquentes que celles qui sont dues à un Alzheimer).
Mais l’industrie du médicament a intérêt, objectivement, à ce qu’on regroupe tous les troubles cognitifs des sujets âgés sous l’étiquette de « Alzheimer ». Pourquoi? Parce que les associations de familles de patients atteints d’Alzheimer forment un lobby puissant, ce qui facilite l’expérimentation d’un médicament en permettant rapidement le recrutement de centaines de patients désireux d’aller mieux.
Le 13 juillet dernier, dans un article du New York Times, des « experts » de l’Alzheimer affirmaient que les troubles spécifiques de la maladie commencent très tôt, bien avant les troubles de mémoire. Et ils proposaient rien de moins que de rechercher les signes précurseurs de la maladie très tôt, au moyen de PET scans répétés, chez toutes les personnes de… de quel âge, au juste? Les moins de 50 ans? Les moins de 40 ans? Celles qui ont des troubles de mémoire? (Les troubles de mémoire peuvent être dus à complètement autre chose qu’une maladie d’Alzheimer, y compris des causes bien plus fréquentes comme la dépression, la consommation d’alcool et des médicaments courants – destinés à soigner l’insomnie, le stress, la dépression!)
Cette proposition de « dépistage précoce » est triplement choquante, et voici pourquoi.
1. On ne sait pas encore (ce n’est pas prouvé, ce n’est qu’une hypothèse) si un Alzheimer peut être « anticipé » sur des signes annonciateurs, qu’ils soient biologiques ou radiologiques.
2. On ne sait pas quels sont les signes annonciateurs d’un Alzheimer chez un individu en pleine santé. Ni chez un individu malade.
Ces deux premières réserves ont une conséquence immédiate, similaire à ce que j’expliquais dans ma précédente chronique : toute personne incitée à « se faire dépister » (par des PET scans, des IRM, des ponctions lombaires ou d’autres tests) tandis qu’elle n’a aucun symptôme sera, de fait, traitée comme un cobaye en observation, puisqu’elle sera examinée pour répertorier des signes encore inconnus!
D’autre part, les conséquences néfastes des examens qui lui seront faits ne sont pas clairement pesées et envisagées. Dire « surveiller votre cerveau nous permettra peut-être de dépister un Alzheimer dès ses premières manifestations visuelles par nos appareils » c’est en effet courir le risque (et le faire courir aux patients) en l’absence de critères précis, à « étiqueter » comme « Alzheimer potentiel » un cerveau qui a toutes les chances d’aller très bien. Donc, de créer une angoisse injustifiée chez la majorité des personnes « dépistées ».
La troisième raison pour laquelle l’incitation à élargir les critères (et le « dépistage ») de l’Alzheimer est scandaleuse est encore plus évidente. À ce jour, aucun traitement médicamenteux n’a montré la moindre efficacité dans le traitement de l’Alzheimer. Par conséquent, même si on était capable d’en faire le pronostic sur des symptômes précoces, quel pourrait en être l’intérêt pour les personnes concernées, en dehors de créer angoisse, désespoir et catastrophes en séries : les assurances pourraient refuser de les assurer (ou décider d’augmenter leurs primes de manière démesurée); les personnes qui ne veulent pas vivre avec un(e) futur(e) malade refuseraient de se lier avec elles; les employeurs qui craindraient de leur confier un travail ne les embaucheraient plus.
Le rapport entre les avantages et les inconvénients du dépistage précoce d’une maladie curable, on l’a vu, doit être soigneusement pesé.
Mais le dépistage d’une maladie irréversible et incurable ne peut avoir qu’un seul objectif : permettre à une personne atteinte de vivre sa vie en connaissance de cause. C’est le cas, par exemple, des personnes craignant d’être porteuses des gènes de la maladie de Huntington, une maladie neurologique dégénérative héréditaire. (Le chanteur Woody Guthrie en était atteint).
Ces personnes sont en droit de connaître leurs perspectives d’avenir, afin de décider ou non de se marier, d’avoir des enfants, de s’acheter une maison ou de faire des études longues. Mais la maladie de Huntington frappe des personnes jeunes (souvent vers 35 à 45 ans, parfois plus tôt). Et on ne peut être atteint que si l’un des parents est porteur du gène mutant responsable de la maladie, qui a été identifié il y a moins de 20 ans.
Il en va tout autrement de la maladie d’Alzheimer qui, je le rappelle, ne remplit aucun des critères qui justifient le dépistage de la maladie de Huntington :
– l’ Alzheimer n’est que l’une des nombreuses affections évoluant vers une démence;
– on n’en connaît pas les causes;
– on n’en connaît pas les symptômes précoces;
– on ne connaît même pas ce qui en accélère ou en ralentit l’évolution – qui varie grandement d’une personne à une autre!
Inciter une population à « dépister » un Alzheimer très tôt est aussi scandaleux que le fait d’inciter des personnes en bonne santé à prendre des médicaments pour faire baisser le cholestérol dès leur plus jeune âge. Sans la moindre certitude (puisque ça n’a pas pu être démontré) que ça sert à quelque chose. Et sans savoir non plus quels peuvent être les effets nocifs à long terme de ces médicaments.
Aparté : Tout médicament qui a des effets bénéfiques démontrés a inévitablement des effets nocifs. S’il a des effets nocifs, le fabricant a l’obligation de les révéler. S’il ne les révèle pas, il y a tromperie. S’il n’a aucun effet nocif, c’est qu’il n’a aucun effet – autre qu’un effet placebo. Si on ne vous le dit pas, c’est une escroquerie.
L’objectif implicite des « experts » de la maladie d’Alzheimer, en recrutant le plus tôt possible des volontaires pour leurs essais cliniques, n’est donc pas seulement de servir leurs intérêts, ceux des fabricants de PET scan et ceux des industriels du médicament, il est aussi contraire à l’intérêt et au bien-être psychologique des individus sains qu’ils entendent transformer prématurément en malades.
(Cette fâcheuse tendance des médecins était déjà dénoncée par Jules Romains dans Knock, glaçante comédie de. 1923 dans lequel le personnage-titre déclare sans rire. : « Tout bien portant est un malade qui s’ignore. »)
On ne peut pas vivre en cherchant sans arrêt à savoir quelles épées de Damoclès (réelles, fictives ou hypothétiques) sont suspendues au-dessus de notre tête. On ne peut donc pas, sous prétexte d’identifier un Alzheimer débutant, s’exposer à être étiqueté ou mis au ban de la communauté au vu d’images de PET scan qu’il sera probablement impossible d’interpréter fiablement avant plusieurs dizaines d’années!
Encore une fois : le risque 0 n’existe pas; la vie, c’est risqué; et la vie est trop précieuse pour la confier pieds et poings liés à des médecins qui jouent aux devins – et aux apprentis sorciers.”
Martin Winckler (Marc Zaffran, M.D.)
Quatre références éclairantes :
> Rules seek to expand Diagnosis of Alzheimer’s, The New York Times,
www.nytimes.com.
> Alzheimer’s isn’t up to the tests, The New York Times, www.nytimes.com.
> Scientists want to diagnose Alzheimer’s disease sooner. So what?
www.medcitynews.com.
> DNA -Test Results Mislead Consumers, Investigators Say, The Wall Street Journal,
http://online.wsj.com.
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