Pour la revue Gérontologie et société, en 2007, un texte sur l’intimité.
Un texte sur l’intimité ?
Et si l’intimité ne pouvait s’approcher que pas à pas, voix par voix, personne par personne…
Mon intimité ?
Mon intimité, c’était mon atelier. J’étais totalement maniaque avec ça. Je le fermai tout le temps – même quand j’étais dedans. Mes toiles étaient toutes là, les achevées, les en cours, les abandonnées. Je crois que ça m’aurait rendue malade si quelqu’un était entré et les avait vues. Comme s’il allait voir mes rêves, mes pensées.
Maintenant, ici, c’est plus pareil. La peinture, je ne peux plus, et puis, je ne pourrai pas avoir un lieu comme ça, ici. Même le tiroir de ma table de nuit, je le vois bien qu’elles l’ouvrent de temps en temps.
Il y a une chose, surtout. C’est le fait que les soignantes – elles sont très gentilles, ici, je le précise –, durant la nuit, elles entrent dans ma chambre. Oh, elles le font doucement, ça ne me réveille jamais, et elles le font pas pour m’embêter, je le sais, c’est pour voir si tout va bien. Mais l’idée qu’elles peuvent voir mon visage quand je dors, mon sommeil, c’est comme ce que je vous disais, comme si elles voyaient mes rêves, mes pensées. Comment leur expliquer que je supporte pas ?
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Avril 2007 – Rues de L. (Hauts de Seine).
Comment est-ce qu’elle a pu mourir, comme ça, sur le trottoir ? Pas simple, votre question. Les circonstances, vous les connaissez. Une bête petite chute, comme n’importe quelle petite vieille peut en faire j’imagine, en trottinant avec une canne entre un panneau publicitaire, un scooter garé et deux merdes de chien. Oui, votre question n’est pas là, je sais bien. Il faut que je vous explique un peu comment tout ça fonctionne. Le réseau de caméras couvre toute la ville. Il est parfaitement au point, maintenant. A partir du moment où une personne ou une voiture entre sur la commune, nous pouvons la suivre partout. L’an dernier, on a relié les deux systèmes de surveillance : celui des rues et celui de la sécurité routière. Si vous vous amusez, enfin, je veux dire, si vous vous amusiez, à ajouter les caméras qui surveillent les banques, les centres commerciaux, de plus en plus d’entrées de magasins et d’immeubles, pratiquement vous pouvez savoir, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tant qu’elle reste sur le territoire de la commune, où est une personne, ce qu’elle fait, pendant combien de temps, avec qui, etc.
Question sécurité, on ne peut pas faire mieux. Du coup, il faut que vous le sachiez, les habitants d’ici, ils ne réagissent plus. La caméra fait tout, pour eux. C’est pour ça que personne n’a prévenu le samu ou les pompiers, que la vieille dame elle est restée aussi longtemps à saigner sur le trottoir. Alors, maintenant, tout le monde se retourne contre nous et nous accuse. Mais nous, on peut pas suivre. Parce que vous devez savoir comment ça marche ici. On est tout seul, ici. A part les quelques moments où on se croise, il n’y a toujours qu’un gars dans cette salle. Alors, ça filme, ça enregistre, mais vous croyez qu’on peut regarder tous ces écrans à la fois ? La petite vieille dame qui tombe, elle est peut être restée cinq secondes sur l’un de ces quarante-trois écrans. Alors, ce jour-là, je sais pas qui était là, mais il n’a pas dû la voir. Et même s’il l’avait vu, je vais vous dire, il aurait été bien embarrassé. Ils nous ont demandé de pas prévenir pour rien. En gros, une petite vieille qui tombe sur le trottoir, on peut pas appeler, ça encombrerait les lignes d’urgence, disent-ils. Il y a déjà les bijouteries, les supermarchés, les banques et quelques particuliers – de plus en plus d’ailleurs, avec tout le beau monde qui habite ici, des patrons, des artistes, des politiques. Il y a plus de lignes d’urgence entre le commissariat et eux qu’entre nous et les hôpitaux.
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L’intimité ?
Ici ? J’aurais tendance à vous dire que ça n’existe pas, ici. L’intimité, dans un lieu collectif comme ici… Depuis quinze ans que je travaille en EHPAD, je crois que j’ai tout vu. Même entre nous, soignants, j’ai l’impression par moments qu’il n’y a pas d’intimité possible. Que tout le monde sait tout sur tout le monde. Pour les patients, en plus, il faut bien qu’on connaisse un maximum de choses, sur leur vie, sur ce qu’ils aiment, tout ça, si on veut bien s’en occuper. Tout ce qu’on fait pour eux, qu’ils peuvent plus faire, c’est peut-être de l’intime pour eux, mais pour nous, pas vraiment. Et vous savez bien qu’en plus il y a ceux qui ne savent plus cacher, qui sont incapables de se contenir, alors ils montrent tout, ils nous racontent tout. Bref, j’aurais tendance à vous dire que c’est bien le dernier mot à dire ici, “intimité”, et pourtant… Et pourtant, même le plus désinhibé de nos patients – et je parle pas que de montrer son corps, n’est-ce pas, vous m’avez compris -, je sens qu’il a son intimité, qu’il a quelque chose, un espace, un je ne sais pas comment l’appeler, qui lui appartient toujours, qui n’appartient qu’à lui, sur lequel on n’a pas le droit d’aller sans lui.
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Mars 2009 – Un bureau au Lilas d’or (« Centre de vie pour personnes atteintes d’affections neurologiques ») (Cannes).
« Ici, l’intimité de votre mère sera toujours préservée », l’assura le responsable médical du centre. Puis il introduisit dans son terminal la carte V+ de la nouvelle résidente, vérifia rapidement l’identité, jeta un coup d’oeil distrait sur les informations inscrites par le tuteur – sous tutelle que depuis peu –, ouvrit le dossier médical – bien, ça, le médecin traitant l’avait correctement tenu à jour –, d’un regard parcourut ainsi les quelques maladies et opérations qui avaient émaillé la vie de la résidente, ouvrit le sous-dossier concernant plus précisément les dernières années – bon, surtout le neurologue qui l’avait renseigné –, vit le diagnostic de démence, les MMS dont les scores descendaient au fil des mois, l’Aricept au cas où. Médical OK.
Puis vérifia d’un coup d’oeil que la direction avait consulté les dossiers administratifs (informations bancaires, assurances, etc.) – on est bien obligé de s’assurer, avant d’accepter une entrée, que la résidente et sa famille sont solvables, il y a eu trop d’ennuis par le passé, trop de résidents pour qui personne ne payait plus au bout de trois mois, et alors, pour que l’État prenne en partie le relais et pour les recaser ailleurs, l’enfer. Enfin, passons. Voyons l’histoire de vie. Parfait. La fille de la résidente avait bien fait son boulot (il releva la tête et lui adressa un petit sourire). Pas comme ces enfants qui sont incapables de vous parler objectivement trois secondes de leur parent, de vous donner des informations objectives. Se mettent à pleurer tout de suite. C’est pas les labos, c’est Kleenex qui devrait nous sponsoriser. Enfin, là, c’est bon, tout y est, presque année par année. Parfait. Tout est rempli, la fiche de croyances, la fiche des habitudes, la fiche de goûts, c’est OK, tiens, merde, elle mange pas de viande, ça va pas simplifier. Bon, tout à l’air conforme, le type… tiens, comme d’habitude, la psycho en a fait une tartine sur le type psychologique. Enfin… Bon, on peut lancer le programme.
« Grâce à toutes ces informations, nous allons donc établir un plan de prise en soin totalement adapté et personnalisé à votre mère, conclut-il. Pas de hasard, pas d’imprévu, rassurez-vous, votre mère aura exactement ce dont nous savons qu’elle a besoin. »
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Mon intimité ?
Elle est compliquée, votre question. Je ne sais pas. Je crois que ce que j’ai de plus intime, c’est mon passé, mon histoire. Surtout depuis – je ne vous dis pas l’âge que j’ai, je vous laisse le deviner – que tous ceux avec qui j’ai partagé toutes ces années sont morts. C’est étrange, voyez-vous, ce sentiment d’être seule avec ce passé, de plus pouvoir le partager. Le raconter, c’est facile, il y a tout un tas de gens, ici, qui me demandent sans arrêt de leur parler du passé. Ça les amuse, voyez-vous, quand je leur raconte qu’ici, quand ma mère avait vingt ans, il y avait la verrerie, il y avait un train, qui nous avait amené Jaurès, lequel avait fait la bise à ma mère, un soir de victoire. Ça les amuse, quand je parle de comment c’était ici quand le Front populaire nous a respectés ou quand on nourrissait le maquis. Entre nous, ça les amuse moins quand je leur dis qu’autrefois, la Place du Marché, il y avait le maréchal-ferrant, le marchand de couleurs, la coopérative pour les fruits et légumes, trois bistrots et tous les autres – et pas comme maintenant un seul café-tabac entouré de deux assureurs, quatre banques, deux agences immobilières et le bureau pour les chômeurs, là, je sais plus comment vous l’appelez. Enfin, bref, quand je raconte tout ça, comment vous dire, ça les intéresse, mais comme de loin. Ce n’est pas dans leur peau, ça ne les a pas faits comme ça m’a fait. Et c’est étrange de n’avoir personne de mon âge, fait par ces temps-là, avec qui parler. C’est une intimité que je ne peux plus vraiment partager. C’est étrange, oui. Voyez-vous, j’ai pas appris grand chose en vieillissant, mais je réfléchis quand même, et je vais vous dire une chose que j’ai comprise. C’est la solitude. Avant, je croyais que la solitude, c’était qu’une question d’absence des autres, quand ils ne sont pas au même endroit que nous. Eh bien, la solitude, je crois que c’est beaucoup aussi quand les autres ne sont pas dans le même temps que nous.
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mai 2007 – Dans un café (Paris).
– J’ai vu un reportage l’autre jour, sur une crèche, en Californie. C’est génial. Ils ont mis des web-cam dans tous les coins. Ça permet aux parent, qui bossent tous, de pouvoir quand ils le veulent voir leurs enfants. T’imagine, t’es au bureau, t’as envie de voir ton gamin, hop, en une seconde, sur Internet, tu vois ce qu’il fait, s’il a l’air content, s’il se fait pas taper dessus.
– Et l’intimité ?
– Comment ça l’intimité ? J’ai quand même le droit de voir mon gamin !
– Je te parle pas de ça. C’est juste que ton gamin va vivre tout le temps avec cet espèce de regard fixé sur lui. Tout le temps vu, regardé, observé. T’imagines : actions, rires, pleurs, mimiques, etc., tout, public.
– Je te vois venir. Big Brother et compagnie. T’exagères pas un peu, non ?!
– Peut-être. Mais c’est pas Big Brother, le problème. Y’a pas de méchant Big Brother derrière les caméras. Ce que je trouve inquiétant, c’est pas de ce côté là, c’est du côté du môme. Qu’est-ce qu’ils vont développer, ces gamins, pour se protéger de ce regard permanent ? Tu sais bien que plus on est regardé, observé, bref, plus notre intimité, comment dire, extérieure, est mise à nue, plus on se blinde. Alors, ça peut tout à fait faire des enfants ne montrant plus rien, cachant leur sentiments, leurs sensations. Des visages inexpressifs. Et tout un monde intérieur, sûrement, mais peut-être plus en lien avec les autres.
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Intimité “partagée”…
Ils avaient fait les choses bien. M’avaient dit que pas de raison que je puisse pas assister à la réunion. Il y avait la directrice du service d’aide à domicile, mon médecin traitant, mon infirmière, un ergothérapeute, une psychologue, et moi. Moi, assise sur le bout de ma chaise. Le client au centre, a dit l’un en souriant. Parlons-en, du centre. Au centre, oui, comme un indien attaché à son poteau, saoulé par les guerriers collègues qui tournent autour de lui en hurlant à la torture… Quel centre ! De toutes les attentions, de tous les déshabillages, de toutes les explications, de toutes les confidences. Ah, ça, il est partagé, le secret, tellement partagé pour mon intérêt bien sûr que je ne sais pas s’il y a une seule chose que j’ai dite un jour à une de ces personnes, même sur le ton de la confidence, qui a échappé à tous els autres. Mon coeur mis à nu. Oui. Mon coeur, mon ventre, mon esprit, mon cul, mis à nu. Tout. Alors l’intimité, laissez-moi rigoler.
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Mon intimité ?
Mon intimité ? Ma chambre. Mon chez moi. Il ne me reste pas grand chose, vous savez. Un peu d’espace, les quelques meubles, ces photographies. Regardez, la famille est là, sur la commode. Sur la commode, forcément – je ne sais pas ce qu’ils ont fait du reste. Ce petit monde, c’est à moi. Je sais où les voir. Mon fils est à droite, ma fille à gauche, au milieu, là, juste en face du lit, il y a Myrtille, elle est morte juste avant qu’on m’entre ici. Pendant quatorze ans, on ne s’était pas quitté un seul instant. Aux champs, au marché, dans la maison, partout, elle était avec moi.
Le matin, c’était toujours elle qui me réveillait. C’était tout un rituel, vous savez. Elle avait déjà fait son tour de la maison, elle était déjà sorti – dans un demi sommeil, j’entendais le coq qu’elle venait de réveiller –, puis elle revient s’asseoir juste à côté du lit. J’étais déjà réveillé, mais je fais semblant. À son odeur, je sais le temps qu’il fait. Quand c’est à la pluie, elle sent les champignons, l’humus des feuilles des châtaigniers. Sinon, elle va se rouler dans le talus, derrière la grange, et elle sent le thym que j’ai l’impression d’avoir la tête dans la colline.
[…]
Je sais même pas où ils l’ont enterrée.
[…]
Vous croyez que quand je mourrai, au moins, on pourra me donner un bouquet de thym ?
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Intimité.
« Par le mot intimité, on peut également désigner l’organe sexuel, mâle ou femelle, dit aussi “organe reproducteur”.
Chez l’être humain, le sexe de la femme est dénommé vulve. Il est composé du vagin, des grandes et petites lèvres, du clitoris, de l’utérus et des ovaires qui forment la partie physiologiquement fonctionnelle dans la sexualité.
Chez l’homme, du pénis et des testicules ainsi que de certaines glandes annexes. »
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Mon intimité ?
C’est surtout à ma mort, maintenant, que je pense. Ils sont très bien ici, très bien, ils sont honnêtes, pas comme dans l’autre hôpital, où ils faisaient semblant que je n’allais jamais mourir. Ici, nous le savons tous, que je vais mourir bientôt, et c’est bien. Il ne faut pas tricher avec la mort. C’est surtout à cela que je pense, et votre question, je me la pose sans cesse, sur quand je vais mourir. C’est intime, la mort, non ? Je n’aimerais pas mourir devant un étranger, devant quelqu’un qui ne me connaît pas. ça me fait peur, même. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que j’ai le bête espoir, simplement, encore, que si c’est quelqu’un que j’aime qui est près de moi, il saura me protéger, m’empêcher de mourir. Bête espoir. Qu’est-ce que c’est accroché, ça. Alors, je ne sais pas. Mais comment je vais mourir, quand je vais mourir, ce moment là, cette chose là, je ne sais pas comment l’appeler, ce n’est pas pour les autres. Il n’y a que ma femme qui peut voir cela.
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Février 2007 – La Défense (Hauts-de-Seine)
Grâce aux informations obligatoires renseignées par l’utilisateur lorsqu’il procède à certaines transactions, ou lorsqu’il veut accéder à certains services, nous recueillons déjà toutes les données habituelles sur son identité, ses coordonnées, ses références bancaires. Un panel de fonctionnalités, très précises, offertes sur la plupart de nos sites partenaires, permettent en outre à notre base de données de collecter certains détails précieux – entre autres, par exemple, les dates d’anniversaires des proches de la personne ou les types d’actions dont les cours sont surveillés.
Nous avons donc au fil des années consolidé un réseau de sites partenaires couvrant l’ensemble des domaines d’achats possibles. Depuis fin 2005, il n’y a plus un seul secteur (des jeux de casinos aux voitures d’occasion en passant par les blogs de militants politiques) dans lequel nous n’aurions pas au moins un partenaire récoltant pour nous les données importantes. Les informations propres à chacun, toujours parcellaires dans les bases de nos partenaires, sont uniquement regroupées au sein de nos propres bases, hyper sécurisées, et nous permettent ainsi de rassembler, pour chaque individu, des informations de plus en plus nombreuses, certes, mais surtout de plus en plus personnelles, précises et rares. D’autant qu’elles sont combinées avec les informations que nous recueillons lors de l’utilisation des moteurs de recherche et des fils RSS. Bref, nous disposons de la base de données française la plus importante, en taille et en intelligente. Nous pouvons, d’une simple procédure, vous lister, par exemple, tous les parisiens ayant tel type de goûts vestimentaires, tous les amateurs de vacances de moins d’une semaine dans des pays de climat chaud, tous les lecteurs ruraux d’ouvrages religieux ou toutes les femmes seniors en recherche de compagnon depuis plus de six mois.
La partie la plus avancée de notre système, celle que nous réservons aux clients tels que vous, reste bien entendu confidentielle : sachez néanmoins que, grâce aux analyses menées par nos cyber-psychologues sur les données recueillies (parmi lesquelles, détail amusant, les tests psychologiques réalisées par les cyberclients eux-mêmes sur certains de nos sites partenaires, nous vous offrons une analyse psychologique de la personnalité afin de pouvoir ensuite, comme vous le savez, permettre à votre société d’associer l’offre à la demande inconsciente du client.
Bref, vous en aviez rêvé, aujourd’hui nous vous l’offrons : l’intimité de vos clients est à vous.
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Mon intimité ?
Quand j’étais petit, je me souviens, je croyais que tous mes ancêtres, c’était surtout mon grand-père, que j’avais bien connu et avec qui j’avais passé du temps, je croyais qu’il était juste au-dessus de moi, au ciel (c’est drôle, j’avais plus de mal à l’imaginer quand il faisait grand bleu que quand le ciel était nuageux, là, je le voyais bien derrière les nuages, c’était sa haie, ses coussins, enfin, il était juste derrière). Et il me regardait. Tout le temps. De jour comme de nuit. Même quand j’allais aux toilettes, je pensais qu’il me voyait et ça me faisait honte. Mais le pire, c’était les pensée. Il voyait mes pensées, tout. Alors, j’essayais de penser double, d’avoir des pensées normales, pour lui, et puis derrière des pensées à moi. Mais vite j’étais certain qu’il les voyait aussi. Du coup, je crois bien que je n’ai jamais eu d’intimité durant toute cette période.
Et puis, je ne sais plus quand exactement, ça c’est terminé. J’ai compris comme une révélation que ce qui se passait en moi, mes pensées, mes rêves, mes désirs, personne ne pouvait les connaître. Ça a été fantastique. Pendant des années, encore maintenant, même, souvent, j’ai profité de ça. J’en ai profité, vous ne pouvez pas imaginer. Pendant des années, pas une seule fois, quand je me trouvais face au regard de quelqu’un – ma mère, un professeur, un copain – où je n’ai pas eu devant lui plein de pensées pour lui insupportables, vulgaires, blessantes, juste pour profiter de ce qu’ils ne les voyaient ni ne les entendaient.
Encore maintenant, oui, je vous l’avoue, je trouve ça incroyable. Que l’on puisse être devant une personne, la regarder en souriant, et en même temps, dans sa tête, penser d’elle ce qu’on veut ou imaginer faire avec elle des choses impossibles. Cette intimité-là, pour moi, c’est la liberté pure.
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Son intimité.
Étrange. Comment vous dire : c’est à la fois tout ce que je garde pour moi et tout ce que j’offre à ceux que j’aime.
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Mon intimité ?
Écoutez, ce n’est peut-être pas le sujet, ou pas ce que vous voulez entendre, mais ça fait trop longtemps que j’y pense, j’en suis malade, ça m’obsède. C’est la manière dont vous entrez dans ma chambre. La plupart d’entre vous, vous frappez quand même à la porte, mais vous entrez en même temps. À chaque fois, je sursaute. À chaque fois, ça me surprend, ou ça me réveille, et me fait peur. Et puis, si j’étais en train de faire quelque chose qui ne vous regarde pas ? Maintenant, je m’en suis bien rendu compte, j’y pense tellement, ça m’obsède cette histoire, maintenant, je le vois bien, je ne fais plus rien sans cette menace. Qu’à chaque instant l’un d’entre vous va entrer. J’ai l’impression que je suis sur la défensive. En ce moment, en ce moment ça ne va pas très fort à cause de ma petite fille, mais c’est une autre histoire, je veux pas vous embêter avec ça, en ce moment, en tout cas, même pour m’endormir c’est difficile. La journée, c’est fini, je n’arrive plus à faire ma sieste. Mais même le soir, maintenant, ça me rend folle, rien qu’à la pensée que vous allez entrer et me réveiller, et le sursaut, et le coup au cœur, mon cœur, vous savez, il est quand même fragile. Pourquoi vous entrez comme ça chez moi ?
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Exercices de style.
Juridique :
Article 226-15 du Code pénal, « De l’atteinte au secret des correspondances » : « Le fait […] d’ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d’en prendre frauduleusement connaissance, est puni d’un an d’emprisonnement et de 300 000 F d’amende. »
Gérontologique :
Extrait d’un article du magazine Directions (« le mensuel des directeurs du secteur sanitaire et social ») : « Une philosophie du respect de l’intimité. A l’EHPAD de X, le respect de l’intimité des résidents est une règle à laquelle tous les personnels ont été formés : […] le courrier n’est pas ouvert… »
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Son intimité ?
Il a dit “Déshabillez-vous” d’une voix blanche, après que sa secrétaire m’a fait entrer dans son bureau et asseoir sur cette espèce de lit d’examen. Pas de « bonjour », pas de regard. Il était le visage caché derrière l’écran de son ordinateur. Il tapait sur son clavier. Quand il s’est levé, en venant vers moi, il m’a regardé. Il m’a pas reconnu, bien sûr. Parce que, quand je dis qu’il m’a regardé – il a regardé mon corps. Il a pas caché, je sais pas s’il s’en est rendu compte, un recul sur le visage. Oh, je connais. Une sorte de dégoût. Dans la rue c’est pareil. Une tête de vieille, un corps de vieille, ça les dégoûte, je le vois bien. Ensuite, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. Il a plus croisé mon regard. M’a posé quelques questions, m’a demandé si ça me faisait mal là, puis là, mais il me montrait les endroits sur son corps, il ne m’a pas touchée une seule fois. Puis il est retourné à son bureau et s’est mis à taper. La secrétaire est venue et elle m’a emmenée pour me donner ma feuille. Il ne m’a pas dit « Au revoir ». Quand je pense que de tous les petits que j’avais eu, cette année-là – c’était en 45 que j’avais remplacé l’institutrice pendant 1 an –, c’était mon préféré. C’était le plus sensible.
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L’intimité ?
Mais ça peut pas se définir comme ça, en général, l’intimité, puisque mon intimité, votre intimité, ça dépend entièrement de comment on va s’entendre tous les deux.
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Mon intimité ? Eh bien, vous en avez de ces questions. Mon intimité… mais c’est rien, ici, on vit au milieu des autres, on dépend de tous ces professionnels, même pour aller aux toilettes ; enfin, c’est rien, c’est aussi tout, mon intimité. Si j’y pense, il n’y a rien qui y échappe : le choix de l’heure à laquelle je me réveille, le choix de ce que je vais manger, de qui je vais voir et où, de ma coiffure, de mes ami(e)s, le choix de faire la tête ou de sourire, enfin, tout, quoi, c’est mon intimité. Et en même temps, les autres, ils sont au milieu de tout cela tout le temps. Du coup, je ne sais plus, moi. Vous m’embrouillez un peu avec vos questions. Ce qui est sûr, c’est que c’est moi qui devrais décider, que c’est pas aux autres de décider de rentrer dans mon intimité.
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Exercices de style.
Gérontologique :
Extrait d’un article du magazine Directions (« le mensuel des directeurs du secteur sanitaire et social ») : « Une philosophie du respect de l’intimité. A l’EHPAD de X, le respect de l’intimité des résidents est une règle à laquelle tous les personnels ont été formés : […] les résidents ont le choix d’être soignés par un homme ou par une femme… »
Juridique :
Article L1110-8 du Code de la santé publique, « Le droit du malade au libre choix de son praticien et de son établissement de santé est un principe fondamental de la législation sanitaire. »
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Mon intimité ?
Oh, je sais plus trop ce que c’est, mon intimité. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, jeune comme vous êtes, sur vos deux pattes, mais dans ma situation, l’intimité… Je vais vous dire, entre celle qui me déshabille pour la toilette, celle qui voit mes fesses pour la piqûre, celle qui se méfie de mon fils et ne cesse de me demander s’il se conduit bien avec moi, celle qui s’occupe de mon argent, y’a même un juge qui est venu me poser des questions sur ma famille et une autre dame, quand je suis devenu “dépendante”, comme ils disent, qui m’a même interrogée sur mes parents… Oh, celle-là, je me suis un peu moqué d’elle – “c’est pas un peu tard, à mon âge, de se lancer dans la psychologie ?” je lui ai demandé. Après, finalement, on a quand même bien ri ensemble. C’est pas comme celle de l’hôpital, oh, celle-là, elle riait pas. Faut dire que c’était pas des questions rigolotes. Ni intimes d’ailleurs. Des trucs sans rapport avec moi, des calculs à l’envers, des dessins à reproduire. Je me demande d’ailleurs ce qu’ils peuvent en tirer, de leurs questions, vu que ça à rien à voir avec moi. Ce qui m’avait faire rire, c’est l’histoire de compter à l’envers. Je l’ai fait tellement vite, son calcul, que ça l’a étonnée, je l’ai bien vu sur son visage, même si ça a pas duré longtemps. J’ai voulu lui raconter – les moutons, on en a eu jusqu’à la centaine, et dans les pâtures, toute la journée, moi je les comptais sans arrêt tellement j’avais peur de pas rentrer au complet. Et à l’endroit, à l’envers, par deux, par quatre, par dix, j’ai fait ça dans tous les sens. Mais ça l’a pas intéressé, mes histoires, la dame. Vous, je vous aime bien, vous écoutez mes histoires.
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Mon intimité ?
Je ne vous le dirai pas. Parce que, précisément, ça ne vous regarde pas.
J. Pellissier – Intimités, 2007.