De 1901 à aujourd’hui…
A l’occasion du centenaire de la loi de 1901, j’avais coordonné un ouvrage collectif : “A but non lucratif – 1901-2001 cent ans de liberté d’association” dans lequel le texte que je proposais interrogeait les relations entre l’Etat, les associations et les entreprises. Quelques extraits.
[Texte paru en 2001]
Extrait de l’introduction
Loin des confrontations qui opposèrent libéraux et républicains lors des débats de 1901, politiciens, intellectuels, industriels et journalistes s’accordent aujourd’hui, toutes tendances confondues et tout passé oublié, pour dresser l’éloge d’un monde associatif sur lequel ils projettent les souhaits et les promesses les plus variés : pour les uns facteur d’intégration, pour les autres source d’épanouissement individuel, ici école de démocratie, là garant de la cohésion sociale, tantôt relais de l’État, tantôt partenaire des entreprises.
Une telle unanimité à saluer le rôle indispensable et bénéfique des associations témoignerait d’une véritable maturité politique, d’un équilibre enfin trouvé entre ces trois grandes entités : l’État, les associations et les industries. Libérées des vaines querelles idéologiques dans lesquelles se fourvoyaient les députés de la Troisième République, enfin débarrassées des appartenances de classe qui divisaient les individus et les collectifs, elles pourraient dorénavant travailler de concert à l’établissement d’une société où grâce à l’État règnerait la paix, grâce aux industries la profusion, grâce aux associations la solidarité.
Mais si, répondant aux craintes qu’exprimait René Viviani en 1901, la République perd en hauteur à mesure qu’elle gagne en étendue [1], le rôle dévolu aux associations prendrait une toute autre signification. Il permettrait aux entreprises, tout en se proclamant citoyennes, de ne pas modifier leur fonctionnement et d’élargir leurs marchés ; à l’État, tout en se posant en garant de l’égalité, de ne pas s’interroger sur la crise de la démocratie représentative et d’abandonner son rôle social ; aux deux réunis, d’utiliser les associations à l’encontre de la plupart des valeurs qu’elles promeuvent et défendent.
Dans une telle perspective, dévoiement ultra ou néo-libéral des convictions et des objectifs des républicains et des socialistes de 1901, les multinationales comme certains états et institutions développeraient des stratégies assez semblables où, au-delà des discours citoyens et des initiatives de solidarité locales menées en partenariat avec les associations, apparaîtraient des actions internationales et des politiques générales souvent conduites en l’absence des représentants de la société civile, associations et ONG, et au détriment des droits et des libertés des individus et des peuples.
Extrait de la première partie, “ENTREPRISES ET CITOYENS” Une nécessaire séduction
« Alors que l’offre de biens et de services n’a jamais été aussi largement disponible, on observe que les consommateurs se montrent inquiets, économes, versatiles mais aussi de plus en plus autonomes, responsables, “citoyens”. À coup sûr, les consommateurs ont profondément modifié leurs comportements, et leur plaisir d’acheter n’est plus aussi spontané. Dès lors quelles initiatives, quelles méthodes faut-il mettre en œuvre, pour une nouvelle séduction du consommateur ? [2] »
Cette interrogation, conclusion d’un groupe de travail associant « étudiants et personnalités du monde économique et social » au sein des « Tribunes Nestlé », a pris au cours des dernières années une place essentielle au sein des grandes entreprises, grandes consommatrices d’études destinées à mesurer leur « potentiel de crédibilité » auprès des consommateurs. L’une des plus récentes [3], comparant l’influence respective des ONG, des entreprises privées, des gouvernements et des médias, révèle que les Français jugent cinq fois et demi plus crédibles les ONG que les entreprises privées [4]. L’ampleur du constat et l’inquiétude ont été de surcroît confirmées par l’influence grandissante de certaines associations de défense des consommateurs, des campagnes de boycott, du succès des nouvelles formes, équitables et éthiques, de commerce, et des mobilisations populaires qui appellent à une mondialisation au service du développement humain. Comme l’écrit l’Union des industries métallurgiques et minières, principale composante du Medef [5], « ce mouvement trouve un écho grandissant et suscite, en dehors du monde de l’entreprise, des formes d’action radicalement nouvelles mais qui auront fatalement, à terme, des retombées sur les entreprises [6] ».
Leur réaction ne s’est donc pas fait longtemps attendre. Constatant qu’à l’inverse des marques, « les noms des ONG les plus connues, comme Amnesty international, Greenpeace, Médecins sans frontières, sont les nouveaux labels de confiance [7] », que l’estampille ONU « constitue un parrainage très désirable », et que l’éthique se révèle un efficace « outil marketing [8] », les entreprises ont décidé de re-séduire le consommateur en s’habillant des valeurs et des discours propres aux ONG.
L’entreprise « citoyenne »
La transformation commence par l’appropriation d’un champ lexical traditionnellement et légitimement utilisé par de très nombreuses associations et ONG et par certains ministères : « développement », si possible « durable », action « citoyenne », « solidarité », « responsabilité sociale » de l’entreprise, dès lors « partenaire » et « acteur » de la lutte contre l’ « exclusion », etc. De multiples structures, fondations, associations, instituts, se créent pour marquer par quelques faits et dans beaucoup d’esprits cette nouvelle personnalité industrielle.
(…)
Fin du texte :
Associations et République
Ce fut aux cris de « Vive la République ! » que les républicains accueillirent, le 28 juin 1901 [152], l’adoption de la loi ; aux cris de « Vive la liberté ! » que les libéraux la déplorèrent. C’est aujourd’hui au nom de la « liberté » promise par la « main invisible » du marché que les néo-libéraux travaillent à l’abandon du rôle social de l’état et à la disparition d’un nombre important de droits. Ces « droits-créances » – droit au travail, au logement, au repos, etc. -, qui autorisent les individus à demander à l’état d’intervenir en leur faveur, seraient un frein à l’avènement d’un monde marqué par l’expansion infinie des « droits-libertés [153] » – libertés d’expression, de communication, etc. On sait que, accessibles à tous, sans distinction de fortune, les associations constituent l’un des premiers supports de ces libertés, qui s’y expriment et s’y renforcent. Qu’en sera-t-il de l’effectivité de ces libertés quand leurs autres supports – médias, transports, télécommunications, etc. – obéiront seulement aux critères du marché, quand leurs moyens et leurs champs d’expression et de transmission seront fonction de la richesse de celui qui souhaitera les utiliser ? Les associations qui aujourd’hui agissent pour tous ceux dont les « droits-créances » n’ont pas été, ou ne sont pas respectés, devront-elles très bientôt agir aussi pour tous ceux qui n’auront pas les moyens – financiers – de leurs libertés fondamentales ?
Il est urgent de reconnaître que la liberté ne signifie rien sans la sauvegarde des libertés de ceux qui les utilisent. Il est urgent de reconnaître [154] qu’au même titre que, dans la société politique, « seule la reconnaissance des droits du Citoyen peut assurer la conservation des droits de l’Homme [155] », dans la société marchande, seule la reconnaissance de la totalité des droits, droits politiques, droits sociaux, droits économiques [156], peut assurer la conservation des droits et des libertés de l’Homme.
Leur défense et leur développement constituaient la principale motivation de celui qui défendit avec acharnement la liberté syndicale et le droit d’association. Par respect d’un premier principe, l’égalité des droits des sociétés privées et des associations : « le droit de mettre un capital en commun pour en retirer des bénéfices et les partager ne rencontre aucune entrave s’il s’agit d’un capital argent, valeur ou industrie […]. Mais que des citoyens conviennent de mettre en commun leur activité, leurs efforts, leurs facultés dans le but d’en retirer un avantage intellectuel, social ou politique, et c’est le code pénal qui intervient. [157] » Par respect d’un second principe, l’égalité de leurs limites : aucune convention, que son but soit lucratif ou non lucratif, « n’autorise l’abandon des droits inhérents à la qualité d’homme ou de citoyen [158] », et ne peut exercer sa liberté hors les limites qui la rendent compatible avec les besoins de la collectivité. Rien ne justifie, en 2001 comme en 1901, que les conventions à but lucratif que sont les sociétés outrepassent ces limites et disposent d’une liberté et d’un pouvoir supérieurs à ceux des autres conventions.
En 1901, ce sont les congrégations qui contreviennent à ces principes.
Tout d’abord parce qu’elles détiennent des capitaux qui échappent à la libre circulation des biens et sont soustraits « à des milliers de mains laborieuses et industrieuses ». Waldeck-Rousseau le rappelle : « l’ordre public exige qu’aucune convention particulière ne porte atteinte à la circulation des biens [159] ». évoquant le patrimoine des congrégations [160], il ajoute : « s’il est vrai que l’interdiction de la mainmorte soit liée à la conservation nécessaire de l’équilibre économique, peut-on regarder avec indifférence se former un tel patrimoine ? [161] […] Est-il indifférent que cet accroissement continu, perpétuel, incessant, ne puisse être contrôlé, surveillé et au besoin contenu par l’état, qu’il se forme, non pas comme on pourrait le croire une mainmorte stupéfiée en quelque sorte dans la main des congrégations religieuses, mais une de ces digues qui provoquent les alluvions et se les incorporent et dont le pouvoir d’attraction se multiplie par chacune de leurs conquêtes ? »
Ensuite, par les valeurs qu’elles défendent. Ces valeurs qui, en particulier à travers les vœux religieux, isolent l’individu et le privent de son indépendance, de ses libertés et de ses droits, sont contraires à celles de la République.
Enfin, par leur stratégie de conquête, par leur volonté de se constituer en un pouvoir politique et économique supérieur à celui de l’état. Waldeck-Rousseau en décrit quelques-uns des moyens : « [Les congrégations] sont enseignantes parce qu’il […] faut former les esprits ; elles sont commerçantes, non pas par avidité, mais parce que à une immense entreprise il faut d’immenses moyens ; elles sont partout où peut se jouer demain la partie décisive ; telles enfin qu’il n’est pas jusqu’à l’aspect extérieur des choses et du culte qui ne réponde à ce grand travail et à ce grand effort : une thaumaturgie grossière à l’usage des foules […], pour les ambitieux une fidélité éprouvée à servir qui les sert, d’énormes ressources et d’innombrables relations leur assurent une influence qui ouvrent toutes les avenues. » Il en décrit également quelques-uns des objectifs : « C’est la société elle-même qu’il faut tourner contre elle-même ; tout est à refaire et tout est à reprendre : il faut conquérir le gouvernement des esprits et la direction des consciences, former les générations nouvelles, occuper et distribuer les fonctions, placer des serviteurs dans les grands corps de l’État, unir la foi et l’intérêt, arriver aux fonctions, mettre partout où il y a une force et un pouvoir quelqu’un qui possède la pensée commune. [162] »
Il n’est sans doute pas nécessaire de souligner encore l’étonnante similitude qui relie, sur ces deux derniers points, les congrégations de 1901 aux industries d’aujourd’hui. Peut-être en revanche est-il utile de mettre en regard la mainmorte et la spéculation. Elles sont, par leur nature, radicalement opposées, chacune à un point extrême du jeu économique ; là où l’une immobilise les biens, l’autre en accélère la circulation. Elles ont toutes deux néanmoins la même conséquence, à savoir la constitution d’un capital qui échappe au contrôle de l’état – ou des états – et au circuit de la consommation et de la production. Peut-être est-il donc également utile de rappeler [163] que 95% des 1800 à 2000 milliards de dollars qui transitent chaque jour dans le monde sont des capitaux volatils à la recherche d’un profit à court terme – de quelques heures à quelques jours -, sous forme d’opérations de change jouant sur les différences de taux d’intérêts, et que seuls les 5% restants appartiennent au circuit de la production et de la consommation, échanges réels de biens et de services, investissements liés à l’emploi et à la formation, etc.
Si, face à cette situation, ne pas veiller à la préservation absolue de la souveraineté politique équivaut, internationalement, à brader les droits universels et inaliénables de l’Homme, cela revient, dans la nation, à brader la République.
Pour le moment, en réponse à ceux, associations et ONG en tête, qui en appellent à eux, les « républicains » post-modernes, libéraux et sociaux-démocrates, arguent de la complexité d’un « système » que seuls seraient aptes à comprendre et à gérer les experts et techniciens qu’il faut, comme le dit Pascal Lamy, « laisser un peu travailler ». Autrement dit, comme l’écrivait un grand admirateur de Waldeck-Rousseau : « – Qu’importe, nous disent les politiciens professionnels. Qu’est-ce que ça nous fait, répondent les politiciens, qu’est-ce que ça peut nous faire. Nous avons de très bons préfets. Alors qu’est-ce que ça peut nous faire. ça marche très bien. Nous ne sommes plus républicains, c’est vrai, mais nous savons gouverner. Nous savons même mieux gouverner, beaucoup mieux que quand nous étions républicains, disent-ils. Ou plutôt quand nous étions républicains nous ne savions pas du tout. Et à présent, ajoutent-ils modestement, à présent nous savons un peu. Nous avons désappris la République, mais nous avons appris de gouverner. […] Ce n’est pas tout à fait ce que nos fondateurs avaient prévu. Mais nos fondateurs ne s’en tiraient pas déjà si bien. Et puis enfin on ne peut pas fonder toujours. ça fatiguerait. [164] »
Il n’est pas surprenant que les enjeux de la mondialisation fassent se heurter, comme le fit en 1901 le débat sur la loi, « deux doctrines qui […] se disputent l’empire du monde et le gouvernement des états, celle de la suprématie de la société civile, celle de la prééminence du pouvoir économique [165] ». Il est en revanche étonnant que les plus ardents défenseurs de la première de ces doctrines ne soient plus les états mais de très nombreuses associations et ONG. Les attaques dont elles sont l’objet et le poids considérable des lobbies industriels, leur rendent le combat plus difficile encore que ne le fut pour les républicains et les socialistes [166] celui de 1901. La forte tradition historique qu’elles perpétuent, l’accroissement constant du nombre de leurs bénévoles et de leurs militants, le soutien grandissant des opinions publiques [167], au Nord comme au Sud, leur permettent néanmoins de ne pas partir perdantes. Mais au-delà du nombre croissant d’individus qu’elles représentent, leur légitimité tient aux questions d’intérêt général qu’elles posent et aux valeurs universelles pour le respect desquelles elles agissent. Dès 1901, en épousant les valeurs de la République, qu’elles défendirent également lors de l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948, une majorité d’associations, répondant ainsi aux souhaits des républicains, fondaient leurs objectifs et leurs actions sur la défense de la suprématie de la société civile, de la primauté absolue de l’intérêt général. Ce sont ces mêmes valeurs qui président encore aujourd’hui, dans une majorité de cas, particulièrement au niveau international, à leurs objectifs et à leurs actions, ce sont ces mêmes valeurs qui rendent légitime leur vigilance à ce que les états en restent garants et à ce que les représentants politiques ne délèguent pas les pouvoirs qui leur ont été remis aux représentants d’une corporation qui souhaite « tourner la société contre elle-même », c’est-à-dire contre l’Homme.
Jérôme Pellissier.
Notes :
1. Cf. supra, p. 101, l’intervention de René Viviani à la Chambre des députés, le 15 janvier 1901.
2. Tribunes Nestlé, 1998, « Pour une nouvelle séduction du consommateur ».
3. Réalisée en 2000, dans cinq pays industrialisés, par la société américaine de relations publiques Richard Edelman pour plusieurs grandes multinationales. Le Monde, 3 février 2001.
4. Ils les jugent également trois fois plus crédibles que les gouvernements et neuf fois plus que la presse.
5. Mouvement des entreprises de France, ayant remplacé le Conseil national du patronat français (CNPF) en 1998.
6. UIMM, Mensuel de l’activité économique et sociale, juillet 2000.
7. U.S. Journal of Commerce, 16 mars 1998.
8. IMH actualités, n°7, avril 1999.
(…)
152. Le 1er juillet est la date de promulgation de la loi.
153. Garanties aux individus et opposables à l’état. Jean Rivero, Les libertés publiques, op.cit.
154. Et de rendre cette reconnaissance effective.
155. Jean Rivero, op. cit.
156. Ainsi que les autres droits, encore à définir précisément, écologiques, culturels, protégeant le vivant (et son brevetage…) et la condition humaine même (clonage, etc.).
157. Waldeck-Rousseau, Chambre des députés, 11 février 1882. Cf. supra, p. 93.
158. Waldeck-Rousseau, Chambre des députés, 14 novembre 1899. Cf. supra, p. 97.
159. Waldeck-Rousseau, Chambre des députés, 21 janvier 1901. Cf. supra, p. 104.
160. Estimé, en 1901, à 1 milliard, chiffre approximatif mais frappant.
161. A titre d’information, en 1998, le PIB d’un état comme la Norvège – 153 milliards de dollars – est inférieur au chiffre d’affaire d’une entreprise comme General Motors – 164 milliards de dollars. Forbes Magazine, 1998.
162. Waldeck-Rousseau, 21 janvier 1901, op. cit.
163. Sur la question de la spéculation, et sur la proposition de « taxe Tobin », de nombreux documents et informations, ainsi qu’une abondante biographie, sont consultables sur le site internet de l’association ATTAC.
164. Charles Péguy, Notre jeunesse, Paris, Gallimard, 1933.
165. Waldeck-Rousseau, 21 janvier 1901, op. cit. « économique » remplace ici « religieux ».
166. Les députés socialistes, profondément attachés en 1901 aux valeurs de la République, jouèrent un rôle très important dans l’élaboration de la loi du 1er juillet et soutinrent la majorité républicaine face à l’opposition des libéraux, dans le but, commun, d’« assurer le développement régulier de la société sortie de la révolution française ».
167. Cherchant à réveiller les vieilles peurs libérales, des libéraux qualifient cette société civile internationale de « front anticapitaliste » et « ni plus ni moins d’une esquisse de Cinquième internationale » ! ; Union des industries métallurgiques et minières, op. cit.